Des premiers romans et des découvertes qui éclairent ce thème intarissable
Une jeune artiste retourne dans la petite ville de B., au pied des Carpates, où elle avait passé les étés de son enfance sous le régime communiste. Ces temps ne sont plus, mais le présent n'en est pas plus riant : ses anciennes fréquentations sont tous partis à l'Ouest, et l'usine textile abandonnée. Lorsqu'un corps mutilé est découvert dans la crypte familiale, le lien est vite établi avec Vlad l'Empaleur, alias Dracula.
Tandis que les anciens cadres de B. s'affairent pour tirer profit de cette histoire de vampire, la jeune peintre fait des rencontres nocturnes avec le comte en personne.
Des premiers romans et des découvertes qui éclairent ce thème intarissable
« S'il me faut à tout prix raconter cette histoire, c'est aussi parce que, l'ayant intimement vécue, je vois combien sont faux les comptes-rendus qu'elle inspire ».
Dès la premières phrase, puis les mots qui suivent ( « soif de sensation », « Dracula » assez vite évoqué, « sombres présages », « signes avant-coureurs du choc », « inimaginables cruautés » ), la narratrice pique notre curiosité, d'autant qu'un cadavre est rapidement trouvé dans la crypte familiale lors d'un enterrement, présentant la marque des empalements qu'on pratiquait au milieu du XVème siècle à l'époque du prince Vlad l'Empaleur. Nous sommes en Roumanie, plus précisément dans une petite ville de Valachie.
Dana Grigorcea ne choisit pas une trame linéaire qui laisserait le lecteur y évoluer paresseusement. C'est tout le contraire. Si le mythe de Dracula semble bien être le fil conducteur, l'intrigue fait des détours spiralaires, prend le temps des digressions, des pas de côté comme lorsque la narratrice raconte la nostalgie de l'enfance lorsqu'elle passait du temps dans la villa bourgeoise de sa grand tante.
Les scènes descriptives sont très convaincantes, l'autrice déployant un vrai talent à créer des images marquantes tour à tour horrifiques, poétiques, bucoliques, fantastiques, toujours avec une très grande sensorialité qui se décline en sensualité. Mais cette première lecture a été déroutante, j'ai trouvé le texte confus tout en sentant très intuitivement que sa puissance sous-jacente était en symbiose avec les intentions de l'autrice. J'ai donc entamé une deuxième lecture, beaucoup plus satisfaisante.
Les intentions de l'autrice sont claires : confronter le présent au passé pour peindre la Roumanie post-communiste et ses fractures politiques après quarante ans de dictature de Ceausescu. le portrait n'est guère flatteur avec une corruption généralisée pratiquée par des casiques locaux hérités du communisme qui continuent à commettre des délits, détournant des fonds européens, pratiquant le népotisme. Quasiment une satire qui se transforme en farce lorsque l'opportunisme et la cupidité projettent la création d'un Dracula Park dès que la découverte du cadavre profané réactive le mythe du vampire, promesse de touristes crachant du dollar.
De la même façon que la littérature argentine ( je pense notamment au génial Notre Part de nuit, de Mariana Enriquez ) convoque la figure du monstre fantastique comme allégorie de la dictature de Videla, Dana Grigorcea convoque la figure mythique de Dracula comme allégorie de la gabegie roumaine.
« Car seul Vlad l'Empaleur avait marqué – à coup de pieu précisément – l'histoire des Roumains. Avant et après lui, comme à présent, hélas, notre histoire n'était qu'un désert où la sottise le disputait au grégarisme. »
La colère de la narratrice lui donne des envies d'exterminer tous ses profiteurs, tout comme la nostalgie de Vlad Tepes III, le vrai Dracula, prince nationaliste opposé aux visées impérialistes de l'empire ottoman, incarne au XXIème siècle une Roumanie forte, un modèle historique fascinant pour beaucoup, un repère immuable dans un pays en mutation, bien au-delà des histoires de vampires racontées par Bram Stoker.
Un roman très original, pas forcément aisé d'accès mais aux questionnements très riches sur une Roumanie vue au travers des lunettes de Dracula.
La narratrice, artiste-peintre, rentre chez elle à B. un petit village de Roumanie qui jouxte la Transylvanie : elle est hébergée par sa grand-tante Margot dans la villa Aurora, anciennement Diana, en compagnie d’autres invités. Elle se rappelle, dans la liberté qui est la sienne désormais, ses étés d’enfance, les gens du village qu’elle a pu côtoyer jadis, les années sous le Conducător, alors que les décès s’accumulent : c’est l’occasion de desceller le caveau familial, et, oh surprise, d’y découvrir la tombe de Vlad l’Empaleur, autrement connu dans l’imaginaire commun, sous le nom de Dracula. Voilà la trame générale, et je rajouterai qu’il ne s’agit pas d’un énième roman sur Dracula. Dans le roman de Alina Nelega, Comme si de rien n’était, le lecteur a pu comprendre que les Roumains en avaient un peu ras le bol qu’on leur renvoie du Dracula – vampire buveur de sang – à toutes les sauces, d’autant que le mythe est monté de toutes pièces. Dana Grigorcea, quant à elle, règle son compte au mythe du vampire buveur de sang férocement associé à ce prince valaque qui porte le charmant nom de Vlad l’Empaleur. Le mythe Dracula se fait gentiment, mais efficacement, empalé par la plume de l’autrice germanophone, qui remet les choses à leur place à travers les déambulations de notre narratrice de retour au pays et la revisite de quelques épisodes de l’histoire roumaine.
Notre Parisienne d’adoption déroule le fil de ses souvenirs qui remontent à la surface propice par ce coin de campagne roumaine, où la forêt transylvaine renforce ce sentiment de solitude loin de l’effervescence bucarestoise. Si de vampires il n’y a que les livres et les légendes travesties, en revanche, ces forets -à des Carpates comptent parmi les seules en Europe encore peuplées par les Ours. Ceux qui ne meurent jamais ce sont effectivement les vampires, qui sont connus pour leur immortalité, mais une autre espèce de suceur de sang. Les réminiscences de notre artiste-narratrice, ballottée entre ses souvenirs et impressions passées et présentes, entraîne de facto une réflexion sur leur vie sous Ceausescu, mise à la benne avec tout le kitsch de la maison Diana. L’Éden qu’était B. au temps de son enfance et de son adolescence, un havre de paix loin des villes, au creux des montagnes, que l’œil d’artiste de la narratrice a gardé tel quel imprimé dans sa mémoire s’oppose à l’image presque désolante qui lui saute aux yeux lors de son retour en Roumanie.
Vlad l’empaleur, Dracula, apparaît dans l’histoire de cette jeune femme, comme un fantôme qu’elle étreint la nuit, comme la dépouille dans le caveau familial, comme figure rhétorique. Elle retrace l’histoire du Prince de Valachie, bien loin du Comte Dracula, et ce qui lui a valu d’entrer dans l’histoire comme Empaleur, et surtout de ce que Dracula est devenu : de seigneur réprimant (très) sauvagement ses ennemis, ceux qui ne respectaient l’ordre que ce prince très méticuleux en matière d’honnêteté et de loyauté, il est devenu cet immortel assoiffé de sang. Elle utilise cette même image pour évoquer les transformations de la Roumanie qui passe de mains vampirisantes en d’autres mains vampirisantes, dont les richesses sont sans arrêt sucer par ceux qui sont véritablement les vrais vampires de la Roumanie, ceux qui pillent ses ressources et richesses.
On abolie le mythe, on coupe tous les fils reliant la créature de Brom Stokker au prince de Valachie, car derrière l’imaginaire, se cachent d’autres sortes d’ogres qui sucent la moelle du pays, jusqu’à le vendre pièce par pièce, jusqu’à la peau de ses ours, laissant la Roumanie dans l’incapacité de se reconstruire, d’entretenir son patrimoine. Ce patrimoine économique, naturel et culturel, le dévoyant jusqu’à vouloir vendre une image en polystyrène, celle de Dracula, pour en faire un parc d’attraction fondé sur la rapacité des uns et le papier glacé des histoires en pacotille fondées de toute pièce. Un mythe dont chacun se sert volontiers pour détourner l’attention des vrais problèmes. La mémoire d’un prince « radicalement juste », sanctionnant d’un viril empalement tout malfaiteur, qui a été détournée pour en faire celle d’un assassin, figure que justement l’autrice utilise adroitement pour renvoyer aux vrais scélérats qui mettent son pays à sac, avec toute forme de cynismes qui sont le leur, à l’image de Sabin, maire du village.
Irradiant, magnétique, un ballet de chauve-souris dans le sombre d’un village. « Ceux qui ne meurent jamais » à peine né et déjà un classique de la littérature européenne, remarquable et remarqué.
Ouvrir la porte grinçante de ce roman gothique d’ombres et de frémissements. Le conte s’élève dans une orée finement politique, étrange et aux multiples degrés.
Comme une satire à voix basse, la trame captivante se rebelle, annonciatrice de résistance.
Le poids lourd de l’Histoire de la Roumanie, sous le joug communiste de Nicolae Ceausescu, jusqu’à sa chute le 25 décembre 1989.
La petite ville B. prend place, « au pied des Carpates, non loin de la Transylvanie ».C’est un village tranquille où jusqu’en 1989 les locations de vacances fleurissaient. La narratrice est une jeune femme artiste.
« Dans mon enfance, on parlait en Roumanie d’un Dracula bien précis – à savoir le dictateur roumain qui saignait le peuple à blanc : Nicolae Ceausescu ».
Elle revient à B. durant ses études aux Beaux-Arts. Remarque les changements entre les rémanences d’antan et le jour clef où B. devient son lieu de vie. L’attrait d’une région qui fusionne avec son désir de création. L’imaginaire pictural d’une contrée spéculative.
Mais, « la région ici n’était plus tout à fait comme avant, avait dit Margot. Le communisme avait mutilé les gens, il leur avait ôté le sens du beau et du bien ».
Dracula étire son manteau noir. Décroche le tableau du mur, se risque dans ce récit d’une écriture époustouflante de Dana Grigorcea.
« Plus tard au crépuscule, des chauve-souris nous arrivèrent des bâtiments en ruine, si nombreuses qu’elles produisaient une sorte de gargouillis d’eau vive, et c’en fut terminé de notre calme, car elles dessinaient dans l’air d’incessants zigzags et volaient de tous côtés ».
Lors d’une randonnée, sa grande-tante fait une chute tragique et meurt. Le mausolée familial va devenir par la force de ce livre, son poids viscéralement lugubre, ésotérique et symbolique. La crypte renferme également Vlad Tepes, l’ancien prince de Valachie.
Le mythe devient macrocosme, résolument sombre, sanguinaire et intriguant. La Roumanie est devenue une légende à visiter. Les fantasmes ne sont plus. Puisque B. détient la clef.
Cette jeune femme éprise de symboles est en transmutation dans cette atmosphère qui déploiera au fil des années des passions pour Vlad Dracula. Elle devient mimétisme, vampire, la traversée du miroir. Les dénonciations des buveurs de sang. Les prismes totalitaires, les vulnérabilités d’un peuple dont Dracula envahit toutes les pensées.
Ce livre dévorant est d’une telle clairvoyance, d’une intelligence vive que le roman nous happe et nous entraîne dans des contrées imprévisibles et marquantes par leurs signes.
On ne sort pas indemne d’une telle lecture. Résolument engagé, fantastique, d’ombre et de lumière. On aime les paraboles, les tracés de l’Histoire roumaine. Le pouvoir d’une fiction surdouée dont la noirceur devient complice.
« C’est ainsi qu’en 1456 Vlad Dracula fut enfin nommé prince de Valachie ».
« Ceux qui ne meurent jamais » : un adage légendaire et essentiel, unique.
Le pays natal d’un conte allégorique, entre le bien et le mal. Le pouvoir de croire.
Un chef-d’œuvre. Traduit à la perfection de l’allemand par Élisabeth Landes. Publié par les majeures Éditions Les Argonautes.
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