"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Il s'agit ici, ni plus ni moins, et comme le titre l'indique, d'un autoportrait.
Ainsi l'auteur ne nous cache-t-il rien de ce qui le constitue, le désigne au regard des autres comme au sien, tant sur le plan physique que psychologique, voire sentimental ou sexuel, politique, philosophique, esthétique... Et il joue complètement le jeu. D'abord, loin d'une prétendue et affichée « sincérité », par une objectivité radicale qui passe aussi bien par la crudité, que la trivialité, ou la banalité. Ensuite par une totale absence de complaisance dans la mesure où chacune de ses propositions ne tolère ni délayage ni sensiblerie et ne s'entoure d'aucune précaution.
C'est que, sans y toucher, discrètement mais inéluctablement, la forme de ce texte en définit la morale. Il s'agit de phrases sèches, factuelles, sans aucun effet visible. Seule leur accumulation finit par provoquer cet effet d'individualité universelle qui, au-delà de l'anecdote, emporte une adhésion fascinée.
Edouard Levé, né en 1965, le premier jour de l'année et suicidé en 2007, le 15 octobre, est un artiste conceptuel, peintre, photographe et écrivain. Autoportrait est une suite de phrases sans lien toujours évident entre elles, qui, cependant, mises bout à bout dessine un portrait assez précis de l'auteur.
C'est en lisant Charlie Hebdo à la bibliothèque municipale que j'ai découvert le nom de cet écrivain. Dans un article signé Yannick Haenel, icelui expliquait que lors de ses lectures publiques, il finissait toujours par des extraits d'Autoportrait d'Edouard Levé qui faisaient rire, mais il notait que depuis quelques temps, les passages qui habituellement faisaient rire avaient perdu cet effet et résonnaient étonnamment dans notre monde actuel. Muni de tous ces excellents arguments, je vais à la librairie et explique mon choix à la libraire qui paraît surprise qu'Edouard Levé puisse faire marrer, elle a lu Suicide et l'on se rapproche plus de Cioran que de Bigard. Un clin d'œil plus tard assorti d'une demande "tu me diras si tu as ri.", je sors de la boutique et quelques semaines plus tard, je me lance dans la lecture. Et surprise, j'ai ri. Mais pas seulement. Edouard Levé écrit des phrases souvent courtes qui s'enchaînent parfois sans lien apparent. Le procédé peut paraître déroutant mais on parvient cependant aussi bien que dans un autoportrait détaillé à se faire une idée précise de l'auteur. Car il n'élude rien, n'évite aucun sujet et va au plus court, à la phrase épurée, sèche a priori sans émotion -mais sait-on jamais, il y a celles qui résonnent dans le lecteur justement par cette simplicité. Au lecteur justement de faire le lien entre toutes les informations données ou de ne pas le faire et de lire ce court livre comme une suite de faits. Personnellement, j'ai lu ce bouquin, crayon à la main soulignant à tour de bras toutes les phrases qui me ressemblent, me correspondent ou dont j'aime le son, le ou les sens ou la consécution.
En ce grand jour -le plus grand de l'année, eh oui, le 14 janvier est le jour qui a vu la naissance de gens vachement bien dont moi- je vous livre ici, en vrac, certaines de ces phrases qui m'ont plu pour les raisons ci-dessus évoquées :
"J'oublie ce qui me déplaît.
La compétition ne me stimule pas.
Je ne m'aime pas. Je ne me déteste pas. Je n'oublie pas d'oublier.
Je préfère m'ennuyer seul qu'à deux.
Je n'ai besoin de rien.
Je ne cherche pas les honneurs, je ne respecte pas les distinctions, je suis indifférent aux récompenses.
Je suis irrégulièrement intelligent
Le manque de sommeil me gêne moins lorsqu'il fait beau que lorsqu'il pleut.
Je trouve parfois le juste mot d'esprit une heure plus tard.
Le niveau sonore trop élevé d'un restaurant gâche mon plaisir.
J'utilise la première moule pour décortiquer les suivantes.
En me contredisant, j'éprouve deux plaisirs : me trahir, et avoir une nouvelle opinion.
Adolescent, le nazisme me paraissait appartenir à un autre temps, mais plus je vieillis, plus ce temps semble proche."
Une petite préférence pour ces deux dernières dont la pénultième que je ne me suis pas contenté de souligner, mais que j'ai encadrée.
Voilà pour cette lecture réjouissante et cette très belle découverte, merci donc Yannick Haenel -un jour il faudra que je le lise lui-aussi-, que je vous recommande chaudement -et jour de mon anniversaire, vous ne pouvez pas refuser-, en plus, en sa version poche chez P.O.L, il ne coûte que 5€. C'est cadeau pour un tel bouquin, que je relirai et que j'offrirai sûrement.
Un livre qui fait me connaître moi-même.
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