« Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie
durant nous jouons plusieurs rôles. »
Cette association du théâtre et de la vie que fait Shakespeare sert de point de départ au
roman et aux réflexions de Philippe Forest, et même de fil...
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« Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie
durant nous jouons plusieurs rôles. »
Cette association du théâtre et de la vie que fait Shakespeare sert de point de départ au
roman et aux réflexions de Philippe Forest, et même de fil conducteur. En effet, les citations du
célèbre dramaturge britannique accompagnent le récit, lui donnent du relief. Le titre même en est le
parfait exemple. Je reste roi de mes chagrins se divise en plusieurs parties, comme le serait une
oeuvre théâtrale, avec ses quatre actes entrecoupés d'intermèdes (pièces très courtes jouées entre
deux actes selon la tradition britannique), son prologue, son épilogue, et deux chapitres hors de la
scène qui ouvrent et clôturent le roman. Cette forme originale permet à l'auteur de développer deux
contenus différents mais cependant liés : la pièce de théâtre et les réflexions de l'auteur.
La pièce reprend l'histoire du portrait de Winston Churchill commandé par le Parlement au peintre
Graham Sutherland à l'occasion de l'anniversaire du premier ministre, et se concentre plus
précisément sur le dialogue entre les deux personnages, dialogue fictif venu tout droit de
l'imaginaire de l'auteur.
Dans un premier temps, Je reste roi de mes chagrins constitue une oeuvre déroutante.
Pourquoi cette histoire ? Il s'agit d'une pièce de théâtre, certes, mais en quoi représente-t-elle la vie,
ses drames ? En quoi peut-elle être l'illustration des propos de Philippe Forest, en quoi peut-elle être
leur point de départ ? Car après les deux premiers « chapitres », nous ne nous attendons pas à voir
ces deux personnages en scène, l'un en train de peindre, l'autre de parler. En effet, le lecteur pourrait
s'attendre à un drame plus universel, et non à une scène aussi spécifique (qui a déjà peint un
portrait, qui a déjà servi de modèle ?) et intimiste. Cependant, l'interlude qui suit se nourrit de cette
scène pour ses réflexions autour de ce qu'est un nom. Il est vrai qu'aucun des personnage n'est
jusqu'alors nommé, et cela donne une dimension un peu plus universelle à la pièce.
À mesure que l'histoire se déroulant sur scène avance, elle prend un ton un peu plus dramatique qui
permet des confidences de part et d'autre, jusqu'à celle qui donne un sens à toute l’oeuvre : la perte
d'un enfant. C'est là le véritable point central du roman, c'est ce qui explique en partie le choix de
représenter cette rencontre entre le peintre et le ministre, qui ont tout deux perdu un enfant, et c'est
ce qui fait la liaison entre eux et l'auteur, qui a lui aussi subi cette perte.
« Car pour une mère qui a perdu son enfant, c'est toujours le premier jour. Cette douleur-là ne
vieillit pas. » (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, VIII, 5)
S'il existe bien un drame qui se répète, il s'agit de celui-ci. Voilà donc l'exemple parfait de
tout ce qu'a énoncé l'auteur : les drames de nos vies ne nous appartiennent pas, ils sont les drames
de tous et donc de personne. Finalement, nous ne sommes rois que de nos chagrins.
Cette progression permise par la structure bien pensée de cette oeuvre permet d'intriguer, et
surtout de happer le lecteur qui se met alors à la recherche d'un sens à la pièce, d'un sens aux mots
de l'auteur. Une fois la clé en main, représentée par cette confidence concernant la perte
d'un enfant, tout semble limpide, et il est difficile de contredire ce qui nous est démontré. Le roman
est rendu intéressant aussi bien par la pièce de théâtre, dont on veut connaître le dénouement, que
par les divers sujets de réflexions qui nous sont proposés, de la vie à la mort, en passant part l'art
(théâtre, peinture). Nous terminons la lecture, reposons le livre, mais lui ne nous quitte pas.
Ce livre ne laisse pas indifférent et nous pousse à réfléchir à notre propre vie, à son étroitesse, à tous ces drames qui nous semblent personnels, et qui pourtant ont été vécus par d'autres, et le seront toujours. Face à cette réalisation, l'individu s'efface pour devenir un personnage mille fois joué, et qui le sera mille fois encore.
« Il n'y a qu'une seule histoire au monde, mais nul ne sait qu'il s'agit de la sienne tant que le
malheur ne lui tend pas le miroir où il reconnaît son visage. »
Cette citation issue de l’oeuvre en exprime parfaitement l'essence.