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Un livre de vie plus qu’un livre de deuil : Interview de Blandine de Caunes pour "La mère morte"

Soumise aux deux plus grandes tragédies qu’on puisse connaître, le témoignage d'une femme qui veut vivre

Un livre de vie plus qu’un livre de deuil : Interview de Blandine de Caunes pour "La mère morte"

Dans La mère morte (Stock), Blandine de Caunes épanche un récit terrible et beau, le témoignage d’une femme qui veut vivre, soumise aux deux plus grandes tragédies qu’on puisse connaître : la perte de son parent et de son enfant, à quelques semaines d’intervalle.

Elle est la fille de Georges de Caunes et de Benoîte Groult. Grande figure de l’édition française et parisienne, Blandine de Caunes n’a pas fait sa carrière à l’ombre d’une mère célèbre pour ses engagements féministes et son militantisme pour le droit à mourir dans la dignité. Au moment où la maladie d’Alzheimer annule peu à peu les forces mentales de sa mère adorée, l’autrice de L’Involontaire (1976) décide de reprendre – enfin - la plume pour rendre un ultime hommage à la gloire de Benoîte, sans tricher, sans mentir, et dans la vérité de la maladie.

Il y aura deux terribles chagrins dans cette année 2016 pour Blandine de Caunes, et un choix interdit, celui de l’euthanasie. Ce n’est pas tout à fait simple de revendiquer une euthanasie dans un pays comme la France, où cette option n’est pas offerte, et même punie par la loi.

La mère morte est un texte qui touche au cœur mais ne fait pas sombrer. La grande élégance de Blandine de Caunes est d’avoir essayé de ne pas faire pleurer son lecteur. Cela aurait pourtant été facile. Le secret de cet équilibre tient au travail sur la langue, solide, minutieux, qu’un style délié, à la grâce légère, fait oublier. La maîtrise de l’écriture est remarquable. On y apprend beaucoup sur ce qui nous rassemble, la peine, le courage, les choix, et, surtout, la vie, par-dessus tout.

Dans ce long entretien, avec acuité et simplicité, Blandine de Caunes raconte ce parcours de vie qui a rejoint celui de l’écriture, pour le pire et le meilleur.

Karine Papillaud

 

« Il n’y a qu’en hébreu qu’existe un mot pour nommer le deuil d’un enfant »

 

- Vous racontez une année terrible dans votre vie, 2016, qui a vu disparaître votre mère, Benoîte Groult, et votre fille à deux mois d’intervalle.

Ma mère a commencé à perdre la mémoire à 94 ans. Au début, avec ma sœur, nous nous sommes dit qu’elle vieillissait, voilà tout. Les choses s’aggravaient, de sorte que nous avons été obligés d’envisager la maladie.
J’ai commencé à penser à ce livre en 2014, à prendre des notes, parce que ma mère, qui était écrivaine, et a toujours tout écrit sur sa vie à travers la fiction ou l’autobiographie, n’était plus en mesure d’en écrire le dernier chapitre.

Malheureusement le 30 mars 2016, ma fille a eu un accident de voiture sur l’autoroute alors qu’elle partait avec son mari  en week-end à Rome. Un chauffard à contresens, en plein jour. Violette est morte deux jours après, à l’hôpital.

 

- Vous vous prépariez à perdre votre mère et vous perdez votre fille. C’est indescriptible !

J’ai beaucoup cherché la façon dont les différentes langues nommaient cette atrocité. Il n’y a qu’en hébreu que le mot existe pour nommer le deuil d’un enfant.

Evidemment ça a été un effondrement total. La mort de ma mère était dans l’ordre des choses même si elle a été très douloureuse. Mais on n’est jamais préparé à la mort de son enfant. C’est extrêmement dur, révoltant, injuste. Alors il a fallu que j’enterre ma fille, ce qui est inconcevable. Heureusement, j’ai une grande famille, très soudée, solide, qui m’a beaucoup soutenue.

 

- C’est la maladie d’Alzheimer qui a ensuite emporté votre mère, Benoîte Groult. On dit que cette maladie est un deuil qui commence du vivant de ses proches, qu’en pensez-vous ?

Le plus terrible est que la personne que vous aimez ne devient pas une autre personne, elle devient personne ! Elle déserte, malgré elle. Il y avait son corps, je la reconnaissais, mais il n’y avait plus personne dans cette enveloppe.

Si, il reste encore les sentiments, l’échange par le corps, la tendresse. On se touche les mains, le visage. Ca continue un certain temps après les mots. Et puis même les caresses deviennent fugitives, comme des petits éclairs. C’est horrible de voir quelqu’un si engagée, brillante et vivante, dépossédée de tout ce qui faisait sa vie. Au début, elle refusait de reconnaître son état, le déni était sans doute sa façon à elle de se battre. Elle sentait qu’elle commençait à s’échapper.

 

- Avec votre sœur, vous avez fait le choix de l’euthanasie pour votre maman. Pourquoi ?

Maman était très engagée dans l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité, l’ADMD, et j’ai décidé de reprendre le flambeau de cet engagement. En juin 2016, maman se dégradait de plus en plus, elle ne pouvait plus ingurgiter que des éléments mixés, à la petite cuiller, en manquant s’étouffer à chaque bouchée. Ma sœur et moi nous sommes dit que nous ne pouvions continuer cet acharnement qui n’avait pas d’issue. Ma mère s’est battue pour la mort désirée, elle a même écrit un livre sur le sujet, La Touche étoile. Elle nous avait fait promettre de l’aider si elle se trouvait dans l’impuissance de se suicider.

En France, l’euthanasie est interdite. Un ami médecin, belge, a eu le courage et la générosité de venir à Hyères incognito. Nous étions là, à ses côtés, jusqu’au bout. C’est un moment très difficile et très douloureux, mais dans le même temps, avec ma sœur Lison, nous avons eu le sentiment du devoir accompli. Nous avons préféré être hors la loi plutôt que de trahir notre mère.

 

- L’euthanasie n’est pas autorisée en France, n’avez-vous pas pris un grand risque en écrivant ce livre ?

Oui je l’assume entièrement. Je suis prête à me battre et à militer pour obtenir ce droit. Il faut savoir prendre des risques.

 

- Ce livre est l’occasion de revenir sur une magnifique lignée de femmes, de votre grand-mère à votre petite fille, Zélie.

Dans cette famille de femmes, la première des transmissions a été le goût de la vie et l’obligation de rebondir malgré les chagrins. Trouver en soi la force pour continuer à vivre et vivre bien est la chose la plus importante qui me vienne de ma mère et de ma grand-mère et que j’espère transmettre à ma petite fille qui a 13 ans aujourd’hui. La lignée continue.

Ma grand-mère Nicole était une femme libre et féministe avant l’heure. Elle avait une maison de couture célèbre, gagnait de l’argent par elle-même. Elle avait construit un lien extraordinaire avec ses filles. Elle leur imposait strictement deux choses chaque soir : se laver les dents et écrire chacune son journal. Elles en lisaient le contenu à leur mère une fois par semaine, qui en corrigeait l’expression ou la qualité de la pensée.

Ma grand-mère n’aimait et n’estimait que les artistes, elle fréquentait Cocteau, Van Dongen, Zadkine, Pierre Benoit… elle voulait que ses filles soient des artistes. Maman a eu trois filles, Flora en a eu deux. Nous n’avions pas à lire notre journal à haute voix mais nous avons continué la tradition. Nos mères nous ont ainsi transmis le goût des mots et de la littérature. Ma mère et moi avions pris l’habitude d’une correspondance très riche, quel qu’en fût le prétexte. J’ai continué cette routine épistolaire avec ma fille.

 

- Votre survie s’est-elle faite aussi par les livres ?

Je lis énormément depuis toujours, vous avez compris que c’est une passion qui m’a été transmise. Après la mort de maman et de Violette, je ne lisais plus que des textes, des récits, sur le deuil. Je lisais aussi beaucoup de poésie, parce que la poésie va droit à l’essentiel, et touche l’âme, c’est de la beauté pure. Je ne lisais donc que très peu de romans. Mais depuis quelques mois, je recommence à lire et relire de tout. 

 

- Il a fallu prendre la plume pour écrire. Quelles difficultés avez-vous dû surmonter ?

La douleur, d’abord, de me replonger dans tout cela, mais cela m’a été nécessaire.  Il fallait que j’écrive ce livre, pour moi, ma mère, ma fille. On meurt deux fois, quand le corps s’éteint et puis quand on ne prononce plus votre nom. Je leur ai construit un tombeau littéraire pour les garder vivantes. J’ai voulu que ce livre soit un hymne à la vie plutôt qu’un livre de deuil.

 

- Le livre que vous avez publié ne ressemble pas du tout à celui que vous imaginiez en 2014…
Mon livre est devenu un livre sur ma fille autant que sur ma mère. Ce n’était pas prévu, en effet. Le titre a pris un double sens que je n’avais pas envisagé. Quand ma fille a disparu, j’ai dû totalement reconstruire le texte que j’avais en tête, pour pouvoir l’introduire dans le texte et lui donner sa place dans le récit.

Une première partie du travail a été consacrée à l’écriture brute de ce que j’ai traversé, et c’était très douloureux, comme je viens de vous le dire. Le travail technique qui a suivi m’a permis de mettre le récit à distance. Je l’ai beaucoup réécrit. Je voulais accomplir un livre bouleversant et très sec, sans épanchement. C’est une difficile ligne de crête. J’ai essayé de réussir cela.

Le livre s’achève dix-huit mois après cette période terrible, et témoigne que je retrouve le goût de la vie. J’ai ma petite fille, qui avait 9 ans et demi à l’époque et dont la présence m’a beaucoup aidée. Ma mère avait un amour forcené pour la vie. Je me suis rendu compte un an après sa mort que, comme elle et dans des circonstances qui sont réellement insurmontables, j’étais moi aussi animée de cet élan qui m’a permis de tenir et d’écrire ce livre.

 

- Vous le disiez tout à l’heure, la transmission est forte dans votre famille. Pensez-vous que votre mère vous a donné le relais pour écrire désormais ?

Je m’autorise maintenant à prendre ce relais, parce que j’ai arrêté d’écrire très longtemps, depuis L’Involontaire, un premier roman que j’ai publié en 1976. Inconsciemment, j’étais peut être empêchée par ma mère. J’ai toujours aimé écrire, pour la publication ou non d’ailleurs. Je vais me donner le droit de continuer. Je suis heureuse et fière d’avoir écrit ce livre. Et puis j’aime aussi ce qui a suivi l’écriture de ce livre, le partage avec les lecteurs qui donne toujours lieu à des échanges très forts et émouvants. On se sent moins seul quand on partage, je voudrais que ce livre soit utile en cela.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

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