Un Faye en cache un autre : si le premier roman de Gaël Faye fait beaucoup parler de lui (voir ici), il n’éclipse pas le nouveau roman d’un autre Faye, Eric, qu’on connaît déjà bien pour ses nouvelles, ses essais sur Ismael Kadaré et bien évidemment ses romans, Les cendres de mon avenir ou L’Homme sans empreintes par exemple.
Dans Eclipses japonaises (Le Seuil), l’écrivain revient sur une intrigue historique peu évoquée mais terriblement romanesque, celle des Kamikakuchi. Dans les années 70-80, des hommes et des femmes ordinaires, « cachés par les dieux » selon la signification nipponne, ont disparu sans qu’on retrouve jamais leur trace. On finira par apprendre qu’ils avaient été enlevés au Japon par des agents nord-coréens à des fins d’espionnage ou de terrorisme, ou encore pour le profit du cinéma de propagande du régime. Bien des années après, le lien sera établi avec une affaire a priori sans rapport : l’explosion du vol 858 de la Korean Air en 1987.
Eclipses japonaises est le troisième roman qu’Eric Faye consacre à l’Empire du Levant, après Malgré Fukushima et Nagasaki, consacré Prix du roman de l’Académie française en 2010. Pour l’écrire, il a dû se plonger dans une abondante documentation consignée à la fin du roman : témoignages, photos, rapports, filmographie, jusqu’à la rencontre avec un soldat américain qui, selon l’habitus de l’arroseur arrosé, est passé de déserteur à prisonnier à vie. Faye décrit le mode opératoire de ces enlèvements, les transports par bateau, la réclusion au noir, l’usage d’une langue imposée par la force, l’idéologie débilitante du régime de la Corée du Nord.
Mais il ne suffit pas de faire une bonne enquête pour écrire un bon roman. S’il est assez court, le texte d’Eric Faye n’est pas moins très structuré, raconté au plus près de ses personnages dont il s’approche au fur et à mesure avec l’immense pudeur et la sobriété d’un écrivain qui ne veut pas piller des vies déjà volées. Les destins de l’Américain Selkirk, des Japonais Naoko Tanabe, Setsuko Okada, Shigeru Hayashi, alternent en un ballet subtil qui s’étire des années 1966 à 2012. Leur histoire est celle de beaucoup d’hommes et de femmes. Ils deviennent les porte-parole de ces vies volées sur l’autel d’une géopolitique brutale, dont on constate dans le livre qu’elle ne recule devant rien pour gagner une guerre hégémonique qui confronte l’Asie à l’Occident. Par un cocasse effet de mise en abîme, la fiction elle-même via le cinéma de propagande attirera l’attention sur les disparus et déclenchera l’enquête qui leur rendra leur identité. Eric Faye a trouvé l’équilibre narratif idéal dans ce triptyque consacré au Japon. Par des pans coupés, des approches singulières, dans la justesse d’une langue à l’épure minutieuse, il déploie un talent littéraire qui fait de ce roman sourd et doux, poignant, un livre qu’on relira.
Je l'ai noté pour une future lecture