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"Le Secret Hemingway" : dans les coulisses d'un roman où tout est vrai

Entretien avec Brigitte Kernel : "Mes livres ne portent pas de jugement"

"Le Secret Hemingway" : dans les coulisses d'un roman où tout est vrai

Vous n’imaginez pas ce qui se cache sous Le Secret Hemingway (Flammarion), le nouveau roman de Brigitte Kernel, un trésor d’humanité.
Oui, c’est un roman, mais dans lequel tout est vrai. Brigitte Kernel s’attache une fois encore à un personnage singulier, lié à la littérature, comme elle le fit avec Tennessee Williams, Carson McCullers et Françoise Sagan dans Jours brûlants à Key West. C’est d’ailleurs à force de fréquenter Key West par l’écriture qu’elle y a croisé Ernest Hemingway. L’écrivain n’est pas son sujet, mais il est partout dans cette histoire qui raconte la vie de Gloria Hemingway, son fils préféré.

Tout commence dans une prison pour femmes à Miami, en 2001. Gloria attend que sa famille paie la caution pour la faire sortir. Sa famille ne viendra jamais, ses parents sont morts, Gloria ne sait pas qu’elle n’a que quelques semaines encore à vivre. Elle se souvient de sa vie, commencée dans la peau de Gregory, ses quatre mariages, ses huit enfants, sa vie de médecin, ses outrances liées à l’alcool, et son opération, enfin à 64 ans, qui fera d’elle la femme qu’elle s’est toujours sentie être.

 

Brigitte Kernel s’est plongée dans la vie de cet être merveilleusement cultivé, profondément bon, qui entretenait une relation forte et intense avec son père. Gregory, le fils préféré des trois, la douleur d’Hemingway. Le roman, passionnant, ciselé plutôt qu’écrit, ne se lâche pas. Brigitte Kernel réussit à parler d’un sujet difficile sans pathos ni jugement, et sa rigueur, sa sincérité donnent au livre une profondeur et une générosité exceptionnelles.

A travers ce texte, on comprend bien davantage le mouvement sensible du vivant, les nuances et les délicatesses de ces situations impensables, que dans n’importe quel documentaire sérieux sur le sujet. C’est l’une des grandes forces du livre. Une autre est sûrement de faire découvrir Ernest Hemingway sous un autre jour, et de réapprendre à lire certains de ses romans. Brigitte Kernel a accepté de nous faire entrer dans les coulisses de son roman et de la famille Hemingway.

 

 

Interview de Brigitte Kernel pour Le Secret Hemingway

- Le Secret Hemingway (Flammarion) raconte la vie de Gregory, le fils préféré d’Ernest Hemingway qui, à 64 ans, décide de devenir ce qu’il est, enfermé dans le mauvais corps, une femme, Gloria.  Quels sont les critères, les aspérités qui font que vous allez écrire sur un personnage plutôt qu’un autre ? 

Avant tout, je veux que ce soit de bonnes personnes. J’aime les personnages qui cachent des faiblesses, ou affrontent leurs névroses en existant d’une façon outrée. Gregory Hemingway, que j’appelle Gigi, ou encore Warhol à qui j’ai consacré un roman (Andy, le héros d’un roman, Plon 2013) sont des personnages doubles. Warhol est un personnage d’outrances, avec ses séries qu’il exécute comme un fou, comme si ce geste inlassablement reproduit était sa seule façon de quitter l’angoisse.

Egalement, dans Jours brûlants à Key West, le Tennessee Williams qu’on découvre est celui du fêtard jusqu’au-boutiste. On juge souvent que ces attitudes sont autodestructrices, mais c’est peut-être ainsi, en réalité, que ces personnages abîmés cherchent à survivre.

 

- C’est à dire ?

J’aime les personnages qui traversent des situations de vie très difficiles et dont l’issue pour eux est d’aller jusqu’au bout du bout de leur névrose, pour s’en libérer. Ce n’est déjà pas évident d’être un humain, mais certains portent sur leur dos une charge plus lourde, qui hypothèque davantage leur chance d’y parvenir.

Mes livres ne portent pas de jugement, tandis que notre société ne cesse pas de juger, inlassablement. Le jugement amène des êtres à sacrifier leur vie, leur être, parfois jusqu’au suicide. J’aime aller vers la différence, sans ces fichus présupposés qui me couperaient de rencontrer l’autre. C’est ainsi que je fonctionne dans ma vie, avec mon entourage, et c’est la même chose entre mes personnages et moi.

 

- Gregory vous a amenée à aborder la question du transgenre. Etait-ce un sujet qui vous tenait à cœur ?

C’est un sujet que je ne connaissais pas du tout. Alors j’ai enquêté. Après avoir signé le contrat pour le livre, il y a trois ans, j’ai rencontré des gens transgenres. Mathilde Daudet, par exemple, l’arrière-petite-fille d’Alphonse, qui est un ancien reporter de guerre opérée à 60 ans. Elle a également écrit pour le théâtre. Et également Juliette Jourdan, romancière ayant publié son histoire Le choix de Juliette aux Editions du Dilletante. Au début je ne connaissais pas bien le sujet, mais j’étais profondément émue par ces personnalités.  J’ai été frappée par l’immense humanité de ces femmes, profondément intelligentes, qui ont traversé des épreuves inouïes et qui, pour la plupart, à la fin d’un long chemin, sont enfin heureuses. Parce qu’elles sont enfin qui elles sont vraiment, intimement, depuis toujours. La vraie liberté est là.

Naitre dans le mauvais corps, c’est très difficile, vraiment.  Je me suis aperçue aussi qu’on confond la question du transgenre avec l’homosexualité. C’est une question qui ne se pose en fait pas du tout. L’amour va dans un sens ou dans l’autre. Gregory-Gloria Hemingway aimait les femmes, il en a épousé trois, dont une à deux reprises, et il/elle a eu huit enfants du temps où elle était Gregory.

 

- Vous battez en brèche la manière dont on stigmatise les familles…

Naître dans le corps d’un autre n’a rien à voir avec un conditionnement social ou familial, c’est tout à fait différent. On a reproché à la mère de Gregory de l’avoir trop longtemps vêtu en fillette, comme souvent on le faisait à l’époque avec les petits garçons. En réalité, cela n’a rien à voir. On ne peut pas juger un enfant selon ses jeux, ses copinages. On ne peut pas présumer des changements dans une vie. Ernest Hemingway lui-même a été habillé et coiffé en fillette dans sa petite enfance. Et c’était une figure d’homme dominant hétérosexuel.

 

- Le Secret Hemingway est un livre d’amour : celui d’un père pour son enfant, celui d’une épouse, aussi. Le lien peut-il s’affranchir des contraintes culturelles ?  

Il le faudrait, de façon générale ! Ernest est en adoration face à son gamin. Il l’adore. De ses trois fils, Gregory est incontestablement le préféré. Mais Hemingway, l’écrivain viril, fort et séducteur, ne peut pas assumer le problème de son fils. A l’époque qui était la sienne, il aurait eu l’impression de se déviriliser, de montrer une faiblesse. Gigi se fera opérer bien après la mort de ses parents, à 64 ans. En composant toute son existence entre sa vie d’homme, de médecin, et ses écarts, du travestissement au dérèglement alcoolique.

Sa dernière femme, Ida, l’a été deux fois. Ils ont effectivement divorcé en 1995, mais se sont remariés en 1997, alors que Gregory était devenu Gloria. Il faut du cran mais surtout une complicité folle et un lien profond pour cela. Ida éprouvait une compassion, un amour et un respect immenses pour Gigi. Vous savez, dans un couple, tant que l’amour ne détruit pas l’un des deux, on peut rester. On part parce que quelque chose de soi est atteint. Dans le cas d’Ida et Gigi, ils arrivaient à exister indépendamment.

 

- Ce changement de genre est il une façon de conjurer la malédiction Hemingway ?

Il y a eu sept suicides dans la famille Hemingway. Après la transformation de Gloria, il n’y en aura plus un seul. C’est sans doute un hasard, mais avouez que le symbole est impressionnant. Évidemment, il est allé jusqu’au changement de sexe pour ne pas se suicider. Gregory n’a pas eu le choix. Il aimait ses femmes, surtout la dernière, c’est cet amour qui l’a tenu vivant si longtemps.

Gigi Hemingway était quelqu’un de très cultivé et de profondément bon. Il est devenu médecin pour rendre hommage à son grand-père paternel, et répondre à la fierté d’Ernest. Il s’est occupé des autres toute sa vie. J’ai eu la chance de rencontrer la psychiatre parisienne qui s’est occupé de lui en 1984, à l’hôpital Sainte-Anne après ses frasques au Fouquet’s. Elle a été marquée par la gentillesse et l’érudition de son patient. En sortant, il avait offert un livre de Freud à tout le personnel du service. Il avait une qualité d’être exceptionnelle.

 

- Vous racontez la vie de Gigi au « je ». Quelles barrières personnelles franchit-on pour dire un « je » qui n’est pas soi dans un roman ?

C’est une question difficile parce que je ne choisis pas réellement. J’ai fait cette enquête psychologique, comme je vous le disais, pour que l’empathie me permette d’entrer dans les profondeurs du personnage. Quand j’étais adolescente, j’ai traversé une courte phase, fréquente à cet âge, où je me suis sentie garçon. Ca m’avait déstabilisée. J’ai utilisé ce que je me souviens d’avoir ressenti à 15-16 ans et j’en ai nourri le livre.

Vous savez, j’ai aussi écrit sur Warhol au « je », et je ne porte pas de médailles religieuses dans mes sous-vêtements, contrairement à lui ! Mais j’avais fait une longue enquête. C’est un préalable important : si je ne comprends pas intimement mon sujet, je n’y vais pas. Mais au fond, la difficulté d’être est la même dans la nature humaine, elle prend des formes plurielles et variées. 

Les différences sexuelle, professionnelle, confessionnelle, qu’on institue, sont brandies quand elles peuvent servir à salir quand ce n’est pas carrément pour tenter de dominer. L’être social passe son temps à mettre à part, à ranger dans des catégories fermées, alors que chaque individu appartient à la fois à plusieurs catégories. C’est sa singularité, l’association de tous ses aspects et ses contradictions qui compose son identité. La différence me touche et m’intéresse.

 

- Comment sort-on d’un livre aussi fort, une fois qu’on l’a publié ?

Je vous mentirais si je vous disais que j’en suis complètement sortie ! Je lis encore beaucoup Hemingway, alors qu’il n’est pas mon auteur préféré. J’ai été marquée par son livre, Îles à la dérive, publié après sa mort et qui est une ode à son amour pour Gregory. On y comprend tout. Ajoutez à cela la lecture du livre que Gregory a écrit en hommage à son père, Papa : a personal memoir et vous entrez dans une immense histoire entre un père et un fils. 

Heureusement que j’ai actuellement une pièce qui se joue au Studio Hébertot dans le 17e arrondissement de Paris, adaptée de mon roman, Léonard de Vinci, l’enfance d’un génie. C’est jusqu’au 18 avril. Une belle aventure qui part à Avignon cet été. Le théâtre est un autre univers qui me fait rencontrer des gens nouveaux et qui me passionne.

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