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Irène Frain et l’enquête empêchée : "Un crime sans importance", Prix Interallié 2020

Entretien avec Irène Frain : « Toutes les vies se valent-elles vraiment dans notre monde ? »

Irène Frain et l’enquête empêchée : "Un crime sans importance", Prix Interallié 2020

C’est un livre peu ordinaire qui affronte la rentrée littéraire et que les listes de prix ont instantanément remarqué : Un crime sans importance, d’Irène Frain (Le Seuil) raconte comment la sœur de l’écrivain, agressée et torturée chez elle il y a deux ans, finit par mourir des suites de ces violences sans que les autorités n’aient alors enclenché une enquête solide.

Et si ce n’était qu’une seule victime… Il y a des petits patelins franciliens qui abritent des violences extrêmes que les personnes âgées subissent tout particulièrement, et auxquelles on n’apporte aucune solution.


Au travers du cas douloureux et personnel de cette histoire, Irène Frain invite à regarder la société française dans ses dysfonctionnements les plus préoccupants. Un crime sans importance n’est pas un réquisitoire, mais une façon sublimée de se remettre de la perte ignoble d’un être chéri. Pourtant, il y a dans ce livre humble et enquêté une foule de leçons que tout citoyen devrait pouvoir tirer avec profit. Ce récit interroge la sociologie française, non dans ses thèses savantes, mais chez nous, dans nos rues, nos quartiers, et sans le surplomb d’une analyse à grande échelle. Le monde a changé, l’impuissance et l’ultra-violence affleurent désormais.

Irène Frain a accepté d’en discuter avec Lecteurs.com, dans un exercice de parole libre mais rigoureuse, et dans cette sensibilité si fine et singulière qu’on lui connaît et qu’on aime tant.

Karine Papillaud

 

Entretien avec Irène Frain pour Un crime sans importance (Le Seuil)

 

« Toutes les vies se valent-elles vraiment dans notre monde ?

Ce n’est pas la conclusion que je tirerais de ces mois d’enquête ».

 

- Un crime sans importance retrace le cheminement qui a été le vôtre après l’assassinat de votre sœur aînée. Comment avez-vous entamé ce processus qui a été aussi celui de l’écriture ?

Quatorze mois après le décès de ma sœur et le début d’une enquête qui n’avançait pas, le silence devenait insoutenable. Je me suis rendue sur place pour comprendre l’espace-temps de ce meurtre sauvage, son contexte. Comment en plein jour et dans un endroit tranquille, chez elle, Denise avait-elle pu être massacrée en quelques minutes par un individu dont la cruauté s’est avérée sérielle ? Et quelle était cette ville ? Je l’ai donc arpentée.

 

- Quelle était cette sociologie locale qui semble avoir joué un rôle-clé dans l’histoire ?

Cette ville se distribue pour une part entre une cité sensible, une zone qu’on nommera « banlieue-dortoir », et d’autre part des quartiers pavillonnaires tranquilles où vieillissent des retraités. Ces retraités représentent des classes moyennes vieillissantes qui ont bien vécu, gâtées par les Trente Glorieuses. Ils ont des handicaps, se replient dans une sorte de discrétion honteuse, ils sentent qu’ils vont être bientôt exclus, tels des invisibles, dignes, honteux d’être vieux dans une société qui privilégie la jeunesse et la marchandise. Ceux-là sont les proies d’abus de faiblesse, d’escrocs, de cambrioleurs, et de psychopathes dans ce cas d’espèce.

Cette ville est entourée d’entrepôts, d’hypermarchés, de franchises américaines, de plateformes commerciales comme Decathlon, Amazon. Et puis il y a la Francilienne avec ses ramifications qui desservent l’Europe, ce nœud routier très constant et agité de norias de camions. Elle draine inévitablement des populations flottantes et exclues du système de la marchandise, qui essaient de survivre : des roms, des migrants, des camions et la prostitution. Ce deuxième monde est totalement hétérogène au premier, dans une économie de la survie et de la semi-violence.

 

- Concrètement, comment cela s’illustre-t-il ?
Les gens de cette cité-dortoir s’éveillent le samedi pour se répandre dans les centres commerciaux et faire leurs courses. Les populations qui pourraient lier un lien avec les gens plus âgés sont prises dans le monde de la vitesse, de la consommation de loisirs et de jouissance. De son côté la police est dépassée et manque de moyens. Quant au pouvoir judiciaire, les magistrats débordés, les mutations fréquentes laissent les dossiers s’entasser. La politique essaie de prospérer là-dessus.

Alors tout grossit, les vieux, la cité sensible, les migrants, les tribunaux encombrés, la police de plus en plus dépressive. Ça crée un trou noir. Tout le monde sait qu’il est là, personne ne veut le nommer : la principale mutation de ces dernières années, c’est la violence qui devient ultra-violence. Elle croît et des formes de crimes barbares se multiplient. Ma sœur est la treizième agression de ce quartier. Douze agressions de ce type ont eu lieu avant la sienne, l’œuvre du même homme selon la police. Le maire n’avait pas jugé utile de donner l’alerte aux habitants les plus exposés, les personnes âgées.

 

- Vous ne vouliez pas que ce livre soit un témoignage, pourquoi ?

Le témoignage colle au réel aussi étroitement que deux corps dans un slow et je n’aime pas ça. J’ai préféré d’autres choix narratifs, comme prendre le recul d’un panoramique et faire en sorte que ce texte soit d’abord littéraire. Quand on interroge le réel, la littérature donne des perspectives plus profondes que le journalisme. Elle génère une liberté inouïe car ses possibilités sont infinies : ruptures de rythme, de ton,  variété d’images,  créativité langagière, enfin la place qu’elle peut offrir aux fantasmes et à l’intime. Ainsi, avec Un crime sans importance, j’ai pu me construire un chemin vers la lumière : je démarre ce livre comme écrasée par une pyramide de silence, puis, de chapitre en chapitre, l’écriture me permet de trouver la lumière en croisant l’intime et le social.

 

- Votre livre développe une notion méconnue, celle de la male mort. Quel sens revêt cette expression ?

C’est un mot médiéval qui est encore utilisé, dans certains lieux-dits en France : « la mauvaise mort », la mort violente. C’est ainsi qu’on désignait le sang versé par un suicide, une mort subite, inexpliquée, un meurtre ou un assassinat.

Toutes les civilisations ont été interpelées par cette mauvaise mort et ont résolu qu’il fallait mettre de la parole sur le sang versé. Dans le cas contraire, les humains sont dans une interrogation telle, que le psychisme est en danger. Il s’agit bien là de la survie psychique de la communauté humaine qui peut aller jusqu’à désigner un bouc émissaire pour laver le sang versé, effacer cette trace invivable, non pas seulement pour les individus lésés par la perte, mais pour la totalité du groupe humain où cette chose abominable a été commise.

 

- Quel sens la male mort a-t-elle pris pour vous ?

Je me suis heurtée au silence de la famille. Les sempiternelles représailles, car je suis l’écrivain, et désignée, depuis trente ans, responsable des maux de la famille, par le seul fait d’avoir l’écriture comme expression.

Aller voir un avocat c’était mon chemin, mon histoire et mon droit. En qualité de sœur j’avais le droit de me porter partie civile auprès d’un juge d’instruction que je pensais voir nommé. C’était mon histoire parce que Denise a été ma mère de substitution, ma sœur merveilleuse et miraculeuse. Mon père lui avait remis la mission qu’elle prenait très à cœur, de prendre soin de moi puisque ma mère était défaillante. Enfin, mon chemin : je ne pouvais pas continuer de vivre ainsi. Pour certains dans ma famille, l’indifférence face à ce meurtre menacé d’un classement sans suite était en effet une option.

 

- Il y a donc bien plus que l’esprit de justice qui vous animait dans cette histoire…

Ma fille a eu peur pour moi dans cette aventure judiciaire. Mais je ne voulais pas que cette histoire demeure cachée sous le tapis dans la transmission familiale. Je voulais poser le fait que j’avais cherché, fait mon possible et rassemblé tous les documents à la maison. Comme je vous l’ai expliqué, l’héritage du silence sur des événements pareils est hautement toxique pour les générations suivantes.

 

- Le livre est écrit. Etait-ce une nécessité ou un soulagement ?

C’était une nécessité mais pas un soulagement. Je n’ai pas fait de thérapie à travers l’écriture, mais une avancée vers la lumière et la vérité. Quand je l’ai terminé, que les épreuves du livre ont commencé de circuler chez les journalistes, j’étais encore très tourmentée. Je n’ai relevé la tête qu’au moment où, à quelques jours de la publication, en pleines vacances judiciaires, la justice a soudain transmis le dossier d’enquête à mon avocat… Je l’ai consulté, j’ai ressenti un soulagement tout à fait rationnel : mes doutes étaient justifiés. Il s’était vraiment passé des horreurs. Grâce à la littérature, j’avais pressenti, et parfois deviné ! Mais des anomalies monstrueuses ont surgi, dans ce qui m’est apparu comme une enquête bâclée et, à maints égards, très intrigante dans ses procédés.

Je me suis alors écroulée. Au moment de la publication, je faisais bonne figure mais j’étais littéralement dévastée par ce que j’avais lu dans le dossier de Denise et les récits des victimes qui avaient survécu à l’agresseur en série.

 

- Cet assassinat renvoie forcément à l’intimité de la famille. Et l’on sait combien votre relation avec les vôtres a pu être douloureuse. Comment l’appréhendez-vous désormais ?

J’étais ravagée, et physiquement presque anéantie, à la fin de ce mois d’août. Je ne suis apaisée que depuis le début d’octobre. Car je connais désormais l’exact contour du trou noir familial, de ce processus qui m’avait valu d’être désignée, parce qu’écrivain, comme coupable de la fragilité psychique de ma sœur.

Ce que j’ai compris aussi et c’est très important, c’est que la haine ressemble à un golem. Quand on lance les ferments de la haine dans une famille, ils prolifèrent tout seuls et se répandent sans qu’on puisse les arrêter. Le principe est valable socialement, idéologiquement, politiquement et aussi dans la famille. Cependant, à partir du moment où un écrivain constate que, grâce à la littérature, il a réussi mettre en mots ce phénomène effroyable, et par conséquent en partager les clefs avec ses lecteurs, il peut s’apaiser. Pas avant.

 

- L’apaisement ?
L’apaisement, c’est d’avoir trouvé les mots du partage de l’indicible, l’infandum. C’était compliqué, je n’étais pas sûre d’y parvenir… mais on s’en fiche, après tout ; le doute relève des coulisses de l’acte littéraire. Et j’étais habitée par une énergie venue de loin, sans doute ce qui m’a été donné par Denise quand j’étais tout bébé et qui s’est inscrit tout au fond de moi.

Mais si j’ai ressenti cette forme d’apaisement, il demeure néanmoins une forme d’effroi devant l’évolution du monde. Progressivement, on a laissé se banaliser la violence et le mépris. Nous avons dépassé ce stade pour arriver aujourd’hui à la banalisation de l’ultra-violence. Le désintérêt de la société pour les personnes d’âge avancé est inquiétant. Toutes les vies se valent-elles vraiment dans notre monde? Ce n’est pas la conclusion que je tirerais de ces mois d’enquête.

 

- Le livre marque le début de quelque chose ?

J’écrirai sur autre chose quand j’aurai vraiment récupéré. Et je vais devoir vivre un moment avec le poids de ce dossier judiciaire. Je devrai veiller à maintenir vivant le dossier de Denise. J’espère que la justice fera diligence, mais le temps judiciaire n’est pas le temps ordinaire, c’est sans doute l’aspect le plus difficile à apprivoiser. Deux ans après les faits, le mastodonte judiciaire commence à peine à s’ébranler.

Mais je peux commencer à faire mon deuil et lâcher les larmes que je n’ai pas pu verser avant.

L’accueil critique et public me « console », bien plus qu’il ne me fait « plaisir ». Il répare et c’est un immense cadeau. Je peux tenir debout, projeter, aller dans le futur et revivre sur le versant lumineux de la vie. J’ai toujours été une fille qui préfère la clarté à l’obscur et à la haine.

 

Propos recueillis par Karine Papillaud

 

A découvrir aussi, la rencontre avec Irène Frain sur le site "Un endroit où aller" :

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Commentaires (6)

  • Eny-Dane le 08/11/2020 à 09h06

    Bonjour,
    Irène Frain se place toujours au coeur de l'intime et de la sensibilité. Cet article est détaillé, précis, profond et donne immédiatement envie de lire le livre "Un crime sans importance". Le titre résume l'anonymat des êtres, leur impuissance, la violence et le non-sens de nos sociétés.
    J'aimerais le lire oui !

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  • danielle Cubertafon le 07/11/2020 à 22h49

    J adore irene Frain un grand auteur j aimerais bien découvrir son livre le sujet très interessant , est tellement d actualites

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  • Ghislaine Degache le 07/11/2020 à 10h39

    Bonjour et merci pour ces propos très touchants Cette interview hypersensible me donne très envie de découvrir ce livre dont la portée me semble beaucoup plus large qu'une seule histoire familiale aussi douloureuse soit-elle. Il a du falloir à Irène Frain une dose de courage incommensurable pour cette enquête. Si son écriture a pu apaiser un peu sa douleur et lui permettre de "revivre", nous la remercions de l'avoir partagée avec nous ses lecteurs.

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  • P'tite Baf le 07/11/2020 à 09h26

    Une chronique qui donne vraiment envie de lire cet ouvrage, de prolonger la lecture de ces mots puissants , signifiants

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  • frconstant le 07/11/2020 à 09h06

    Je suis en pleine lecture de ce livre. Faisant une pause pour gérer mes messages, je découvre cet article lumineux. Le hasard fait parfois très bien les choses, mais pas seulement. Il y a aussi la vision claire et profonde de l'autrice sur son acte d'écriture et la pertinence des questions de la journaliste. Merci Karine Papillaud pour ce partage.

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  • Kryan le 04/11/2020 à 19h07

    Bonjour et merci beaucoup pour cette chronique très forte.

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