"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Mon père était né dans les semaines qui suivirent leur retour du Maroc. C'est à partir de ce moment-là que s'établit vraiment le long silence entre mes grands-parents. Augustin quitta l'Armée en 1936, avec une petite retraite. Peu de temps après, à Tours où ils étaient revenus s'installer, il trouva un poste de chef de personnel chez Grossman, une usine de confi serie. On y fabriquait des friandises pour les enfants, des guimauves, des boules de coco, des fi gurines en chocolat, des pochettes surprise. Un ancien militaire était-il à sa place dans une fabrique de rêves pour enfants ? » « Mon père se souvenait d'un voyage qu'ils fi rent ensemble, peut-être en 1947 ou 1948, sur les lieux où Augustin avait combattu pendant la Grande Guerre. La Seconde venait de s'achever. Le pays en portait encore des stigmates, comme d'un refl ux sanglant - des blessures qui étaient surtout gra- vées dans les esprits, orgueil bafoué et rancoeurs, puisqu'on s'était si peu battu, qu'on avait été occupé, que beaucoup avaient collaboré. On se remet plus facilement d'une guerre - on la gagne, on la perd, on se prépare pour la suivante - que d'une occupa- tion humiliante, qui installe pour longtemps des rancoeurs insidieuses, des haines recuites, qui pourrit les consciences. Et la honte aussi, la honte de s'être laissé traiter ainsi pendant quatre années, sous le joug et la botte, et d'avoir permis que se perpètrent les crimes les plus abominables que l'humanité ait connus. Mon père se rappelait le long trajet jusqu'à Verdun, dans la voiture cahotante d'Augustin.
Pourquoi mon grand-père avait-il voulu revoir ces lieux, où il avait souff ert comme un damné pendant quatre ans ? (...) Ils prirent la route du Chemin des Dames, s'arrê- tant à chaque virage. Augustin descendait de la voi- ture, contemplait un moment le morne paysage où se dessinaient encore les cratères laissés par les obus.
Ils visitèrent l'ossuaire de Douaumont, où reposent les restes disloqués de milliers de jeunes hommes à qui on n'avait pas laissé le temps de vivre. Je n'ai su que très tard la réalité de ce voyage, que mon père me raconta après la mort d'Augustin. Je sentais que pendant ces journées, il s'était passé entre eux quelque chose d'in- défi nissable, peut-être d'intransmissible. » Les blessures qu'Augustin a reçues pendant la Grande Guerre ont à jamais compromis ses chances de devenir père. Louise, l'épouse qu'il admire tant, lui donnera pourtant un fi ls, André. S'agit-il d'un miracle ? Le grand silence qui a pesé pendant plus de soixante ans sur le couple semble désigner une toute autre vérité. Le narrateur, naguère très proche d'Augustin, va se mettre en quête de l'histoire secrète de ses grands-parents. Leur séjour au Maroc entre décembre 1929 et juillet 1931, révélé par les Archives militaires, concorde précisément avec celui du Capitaine de Tournon-Brochard, homme du monde, élégant et léger, mais qui, déjà, ne se comporte plus qu'en « survivant ».
Comme une blessure de guerre Bernard Fauconnier extrait littéralement la balle au coeur d'Augustin - l'homme du devoir, le « résis- tant », quoiqu'il arrive, au drame d'une famille fauchée par l'Histoire -, par ce retour pudique et incessant des réminiscences qui se transforment peu à peu en secrets véritables, en aveux tragiques et bouleversants - silences, trahisons, occasions manquées, portraits des êtres, emmurés vivants ; dans une existence subie.
Un silence, c'est la blessure intime racontée comme une vraie blessure de guerre avec en toile de fond les orages d'acier de 14-18 et c'est aussi ce silence, aveugle et informe, de l'après-guerre résonnant dans toute sa violence.
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