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La poésie reste la part méconnue de l'oeuvre d'André Suarès, dont la postérité a surtout retenu les portraits littéraires, les essais et les évocations de terres aimées. L'écrivain a pourtant été fidèle toute sa vie à l'écriture poétique, puisqu'entre ses vingt ans et ses quatre-vingts ans, c'est une quarantaine de recueils qu'il constitua - dont dix seulement ont vu le jour. La plus grande variété préside à cette poésie placée sous le signe d'un souci constant de renouvellement : poèmes en vers ou en prose, poèmes brefs ou poèmes longs, inspiration mythologique ou moderne, bretonne ou asiatique, formes fixes ou formes libres...
Les Poèmes de la brume constituent un exemple caractéristique de recueil inédit, laissé à l'état d'ébauche dans les carnets conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Rédigés entre 1898 et 1900, ils représentent un des visages de la première période de l'auteur, même si celui-ci a déjà rédigé plusieurs recueils, dont deux paraissent coup sur coup en 1901 : Airs, au Mercure de France, et Images de la grandeur, chez Jouaust. Les Poèmes de la brume, dont la rédaction est postérieure à celle de ces deux recueils, héritent du premier, non du second : c'est l'esthétique du poème bref, musical, influencé par le symbolisme.
À la charnière des deux siècles, Suarès s'intéresse plus précisément à l'esthétique du lied, qui, après s'être développé en Allemagne à l'époque romantique, a connu un certain succès en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle (Gustave Kahn ou Catulle-Mendès en ont écrit, pour ne citer que deux exemples). Après avoir travaillé la « sonate » poétique dans ses recueils du début des années 1890, Suarès trouve dans le lied une forme d'expression plus dépouillée, propre à transcrire en vers les sentiments mélancoliques qui l'habitent.
L'un des intérêts des Poèmes de la brume est ainsi de nous offrir le chaînon intermédiaire - jusque-là très inconnu - entre deux recueils publiés de l'auteur : Airs, donc, en 1901, et Lais et sônes, publié plus tardivement en 1909 malgré une rédaction de plusieurs années antérieure. Ce dernier recueil constitue de ce point de vue l'aboutissement d'un travail effectué sur les rythmes et les schémas métriques, dans le but d'élaborer des textes d'apparence aussi simple qu'ils sont en réalité fort subtils.
Tirés de trois carnets inédits dans lesquels Suarès a rédigé un grand nombre de lieder qui n'avouent pas leur nom, les Poèmes de la brume constituent le projet non seulement le plus développé mais encore le plus réussi des diverses tentatives de créer de futurs « lais » (variante celtique des « lieder ») et de futurs « sônes » (forme de chant breton). L'auteur a laissé un plan du recueil ainsi que des indications sur l'esprit poético-musical qui a présidé à sa constitution. Des liens évidents apparaissent avec Airs, dont le premier livre des « Vagues » forme comme un préambule.
Un autre intérêt des Poèmes de la brume tient à son inspiration bretonne. Suarès connaît autour de 1900 une crise identitaire qui lui fait s'inventer une ascendance armoricaine, propice à créer dans son imaginaire le contrepoint romantique, chrétien et brumeux que réclament le classicisme solaire de sa Provence natale et ses origines juives. De son séjour de quelques mois à Bénodet et dans sa région en 1900, il a tiré un admirable livre de proses poétiques, Le Livre de l'émeraude (Calmann-Lévy, 1902). À bien des égards, les Poèmes de la brume constituent le premier volet jusqu'à présent ignoré d'un diptyque breton, mais tout en contraste : le vers contre la prose, les rivages du nord face à ceux du sud, une Bretagne rêvée contre une autre, patiemment arpentée.
De fait, nulle couleur locale dans ces poèmes, nulle trace d'une topographie réaliste comme on en trouve systématiquement les indications au seuil des chapitres du Livre de l'émeraude - sinon, de façon allusive, dans les titres de certains des livres du projet d'origine (« En Léonois », « Kreisker », « En Goëlo »). L'intention n'est pas dans la peinture fidèle de paysages retenus pour leurs qualités esthétiques ; elle est dans l'évocation, à partir de paysages rendus indécis par la brume, d'un vague à l'âme, ou plus encore d'une inquiétude qui n'est autre que le pressentiment d'une mort à venir. Une « Bretagne état-d'âme » en quelque sorte, auquel répond si bien l'illustration d'Henri Rivière - parfaitement contemporaine des Poèmes de la brume - consacrée au motif de la brume bretonne.
Voici donc, en sept sections et cinquante-huit poèmes, une oeuvre délicieuse et méconnue de Suarès, expression d'un poète musicien autant que d'un homme à la conscience malade, et dont les lieder mélancoliques offrent au lecteur un héritage du spleen baudelairien autant que du lyrisme délicat de Verlaine.
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