"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
«De tous les endroits où j'ai été, poursuivit le jeune homme, je suis parti très vite, parce que je n'ai pas eu envie de croupir à mon âge dans une étroite et stupide vie de bureau, même si les bureaux en question étaient de l'avis de tout le monde ce qu'il y avait de plus relevé dans le genre, des bureaux de banque par exemple. Cela dit, on ne m'a jamais chassé de nulle part, c'est toujours moi qui suis parti, par pur plaisir de partir, en quittant des emplois et des postes où l'on pouvait faire carrière, et le diable sait quoi, mais qui m'auraient tué si j'étais resté. Partout où je suis passé, on a toujours regretté mon départ, blâmé ma décision, on m'a aussi prédit un sombre avenir, mais toujours on a eu le geste de me souhaiter bonne chance pour le reste de ma carrière.»
Le premier roman de Robert Walser, alors âgé de vingt-sept ans, commence par ces mots : « Un beau matin, un jeune homme ayant plutôt l’air d’un adolescent entra chez un libraire et demanda qu’on voulût bien le présenter au patron. » L’auteur est alors hébergé par son frère Karl (c'est Kaspar dans le roman), peintre et décorateur célèbre à Berlin, il écrit dans une fièvre créatrice alimentée par le manque de sommeil et l’agitation des rues. Cela donne un pur chef-d’œuvre, un classique écrit en trois ou quatre semaines début 1906 (ses trois romans passés à la postérité ont été écrits en deux ans seulement). Cet auteur longtemps oublié est redécouvert depuis les années 1980 et franchement ce n’est que justice. Il y a chez lui de la fougue, de la poésie, un désir d’absolu, un émerveillement devant la beauté de la nature, une curiosité dans l’observation des hommes et des femmes, qui m’évoquent des artistes tels que Camille Claudel ou Arthur Rimbaud, et tant pis si je compare des personnages à priori si éloignés !
Dix-huit chapitres au cours desquels ont suit Simon recherchant un emploi. Il trouve facilement, aidé en cela par une tchatche incroyable. Quand il en a assez des contraintes, du manque de sens des tâches à réaliser, il part et va trouver refuge chez un de ses frères ou chez sa sœur, ou bien cherche une logeuse… Ce que j’ai aimé par dessus tout c’est la liberté de parole de Simon à chaque rencontre. Le premier emploi qu’il convoite se trouve dans une librairie. La plaidoirie auprès du patron est telle qu’elle lui vaut d’être embauché sur le champ malgré le fait de ne présenter aucun renseignement sur ses emplois passés. Il désarme ses interlocuteurs par une incroyable facilité de paroles où le mensonge est tout simplement totalement exclu…
Simon est un « filou » comme le dit son amie Rosa, un bonimenteur génial, un instable toujours en quête d’un équilibre que son caractère intransigeant rend très temporaire, un curieux avide de mouvement. Une fuite en avant qui l’emmène régulièrement à la porte d’une logeuse (c’était déjà le cas dans Le commis…). Dès le chapitre II, il se retrouve alors qu’il est sans emploi, à la porte d’une maison élégante. Il fait la connaissance de Klara qui le prend en amitié.
La quête est moderne, étonnamment actuelle et a dû incommoder certains de ses contemporains. Par exemple, lors de l’épisode où est raconté le travail à la banque. Simon dit que le directeur ne se montre jamais et, si le peintre a ses couleurs, le musicien a le son, le banquier, lui, a l’argent. « Une seule de ses bonnes idées, conçue au bon moment, rapportait en une demi-heure un demi-million à la banque. » Pendant ce temps les employés viennent, repartent, sans rien apprendre du secret en question…
Simon s’installe chez sa sœur Hedwig pour plusieurs mois, ce qui donne des pages d’un romantisme grandiose. Et puis retour en ville, sans le sou, là où une dame l’embauche sur sa bonne mine malgré ses vêtements fripés. Nouvel épisode savoureux qui ne durera pas, mis à mal par sa liberté de parole et son insolence. Vient ensuite ce rêve étrange à Paris, avec un nuage qui se pose dans la rue… Et enfin, une rencontre dans un foyer populaire. Une femme encore, la directrice du foyer qui le choisit et l’écoute, le prend sous son aile pour poursuivre un bout de chemin. Il y a du Charlie Chaplin chez cet homme mais un charlot qui ne connaîtra jamais la scène terminant Les temps modernes, quand le vagabond solaire part bras dessus bras dessous avec la jeune fille du film. Avec Robert Walser, c’est lui qui rêve d’être embarqué vers un avenir plus souriant par une belle dame, celle qu’il fantasme dans chaque logeuse accueillante.
Simon Tanner apparaît ici peu enclin au compromis. Côté face, il a une propension à jouer avec la vie, à cultiver le rêve. Il s’adonne à l’observation amusée et tendre de ses contemporains qui décèlent chez lui une richesse morale attirante. Côté pile, il a une incapacité à se plier aux contraintes sociales, aux petits arrangements pour faire carrière, réussir. Simon, héros solaire de ce roman est le double de l’auteur (même s’il n’a que vingt ans...) et explique d’une certaine façon le destin tragique de celui-ci. Robert Walser a eu une trajectoire de météorite et son activité littéraire s’est vite terminée par un repliement sur soi et vingt-trois ans d’asile. Simon - Robert Walser - attend beaucoup de ses frères et sœurs. Dans la postface, le traducteur (remarquable fluidité du texte dont on oublie rapidement qu’il s’agit d’une traduction de l’allemand !) précise que les enfants Tanner du roman sont assez conformes à ce que l’on connaît des frères et sœurs de Robert Walser. N’y avait-il pas grand danger de livrer ainsi des récits trop intimes de ceux-ci dans la désinvolture d’un roman de jeunesse ?
Rêve d'absolu qui se brise un jour de Noël, en 1956, quand le promeneur solitaire, part comme chaque jour, avec sa canne et son chapeau, un jour de neige, pour une dernière promenade...
A la découverte d’un auteur suisse adulé par certaines de mes compagnes de bookclub.
Sans aller jusque là, j’avoue qu’avec quelques jours de recul, ce livre qui ne m’a pas emportée m’a néanmoins fait du bien. Comme le sentiment d’une pause dans nos vies à cent à l’heure (mais je n’en lirais pas non plus plusieurs à la suite).
Durant trois cents pages, nous accompagnerons Simon dans ce qui pourrait ressembler à un voyage initiatique. Refusant de gâcher sa jeunesse derrière un bureau ou d’occuper son temps à des tâches inintéressantes, il se sent libre de vivre comme il l’entend, sans contrainte, sans attaches.
Simon est le cadet d’une fratrie de cinq frères et sœurs. Il se sent particulièrement proche de Kaspar, artiste peintre, porte une tendresse particulière à sa sœur Hedwig, n’en veut pas à Klaus, l’aîné, qui voudrait le voir trouver un emploi stable. Il ne fait qu’évoquer brièvement Emil, le dernier frère, qui est placé dans un asile (pour l’ironie de l’histoire, c’est dans ce même lieu qu’il sera interné quelques années plus tard).
Ses entretiens d’embauche ou ses démissions, ses recherches de logement donnent lieu à des dialogues enlevés, passionnés et enthousiastes qui convainquent ses interlocuteurs ébahis.
Quand il décide de partir sur les routes à pied (nous sommes au début du XXème siècle), le rythme ralentit et devient extatique. La description de son environnement naturel donne lieu à des envolées lyriques pour dire la beauté de ce qui l’entoure. La langue nous emporte et nous devenons contemplateur de ce chemin initiatique, jusqu’à parfois être tenté de survoler certains passages .
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