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«Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans gaîté, Charlotte m'avait dit qu'après tous ses voyages à travers l'immense Russie, venir à pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible [...]. Au début, pendant de longs mois de misère et d'errances, mon rêve fou ressemblerait de près à cette bravade. J'imaginerais une femme vêtue de noir qui, aux toutes premières heures d'une matinée d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontalière [...]. Elle pousserait la porte d'un café au coin d'une étroite place endormie, s'installerait près de la fenêtre, à côté d'un calorifère. La patronne lui apporterait une tasse de thé. Et en regardant, derrière la vitre, la face tranquille des maisons à colombages, la femme murmurerait tout bas : C'est la France... Je suis retournée en France. Après... après toute une vie.»
Signé Andreï Makine, ce roman, largement autobiographique, a obtenu les Prix Goncourt, Médicis et Goncourt des lycéens en 1995… Avouons-le, beau tir groupé !
Est-ce cela qui en fait un bon roman ? Non, certes. Le succès vient plus fondamentalement, selon moi, de la concordance d’une plume légère mais redoutable et d’un sujet qui interpelle en cette fin du XXe siècle, la quête de notre identité. Qu’est-ce qui fonde l’identité nationale ? Sommes-nous d’un peuple, d’une religion, d’une ethnie ? Ou ne serions-nous pas plus encore d’une langue ? Qu’est-ce qui féconde l’identité de nos aïeux ? Leurs vies, ce qu’ils nous en racontent, ce qu’on en comprend ou en rêve ? Ou ne serait-ce pas davantage les mots qu’ils utilisent, ceux qui ont marqué leur temps et nos mémoires ?
Andreï Makine, russe d’origine, ayant connu l’exil comme réfugié politique en France, possède la maîtrise totale de ces deux langues. Et, dans son roman ‘Le testament français’, il développe une extrême habileté pour oser nous dire qu’il est d’une langue, même si celle-ci n’est pas sa première langue d’apprentissage. En mettant en scène Charlotte qui raconte à ses petits-enfants la grande histoire de Russie en fouillant dans la grande valise à souvenirs enfouie sous le lit, Makine nous conte comment un régime peut basculer. Comment le grand Tsar, adulé de son peuple, a été mis par terre par ce même peuple réclamant le communisme. La suite du récit nous montrera les perversions de ce nouveau régime. Aucun guide d’un peuple ne peut se légitimer dans l’absolu d’une toute puissance. Ce qui est vrai là-bas l’est aussi chez nous. Et donc, l’auteur interroge notre identité. Sommes-nous prêts à entendre ou succomberons-nous aux populismes de tous bords ? En clair-obscur, il invite le lecteur à s’interroger sur la fragilité de nos modèles politiques et sur l’absolue nécessité de maintenir une (des) langue(s) permettant les échanges de vue, des transferts culturels et le partage des attentes légitimes de chacun.
Le lecteur fera sans cesse des allers-retours entre la France magnifiée par Charlotte depuis ses terres enneigées de Russie et la France d’aujourd’hui qui a bien changé mais qui, peut-être, oublie un peu trop vite ce qui fit sa grandeur et lui assura une place d’importance sur l’échiquier des démocraties en devenir.
Si Makine est redevable à la France de son accueil, la France, et derrière elle toute la francophonie, lui doit une éternelle gratitude pour la manière dont il a sublimé notre langue… et notre humanité !
Un peu difficile à lire.car pas vraiment de trame,mais tellement bien ecrit
Prix Médicis, Prix Goncourt et Prix Goncourt des Lycéens en 1995
Avec de telles récompenses, un fait rarissime, il faut bien reconnaître que ce fut le livre de l’année 1995. Malgré le temps passé, nous étions curieux de réparer une négligence bien regrettable, à l’époque.
Dire qu’on avait refusé la nationalité française à un tel homme ! Fou amoureux de notre langue et de notre culture, Andreï Makine est né à Krasnoïarsk, en Sibérie, le 10 septembre 1957 mais a été élevé en français par sa grand-mère, Charlotte, fille de Norbert et Albertine Lemonnier : « Quant au français, nous le considérions comme un dialecte familial. » Égarée dans l’immensité neigeuse de la Russie, elle avait même appris aux femmes russes à dire « petite pomme »…lorsqu’on les prenait en photo…
Avec son style plein de sensibilité et de poésie, dans un français parfait, l’auteur fait revivre ses souvenirs d’enfance, retrouvant les photos de sa grand-mère lorsqu’elle était enfant et les traces d’un lointain amoureux français, avant grand-père Fiodor. Il y a aussi les articles de presse que Charlotte aimait à découper.
Andreï Makine fait revivre cette ville de Saranza, au bord des steppes, des souvenirs d’un charme indéfinissable, sa grand-mère qui n’allait pas s’asseoir avec les babouchkas qui l’appelaient « Choura » et les transformations apportées par la Révolution. L’église avait été amputée de sa coupole et transformée en cinéma…
Alternant sa découverte progressive de notre pays et de Paris en particulier, avec la vie mouvementée de sa grand-mère, l’auteur détaille le retour de Charlotte en Russie, en 1921, comme infirmière de la Croix-Rouge parce qu’elle parle russe. La description de son voyage depuis Moscou jusqu’en Sibérie, dans un continent repu de sang, nous fait côtoyer l’horreur car elle découvre l’enfer.
Toujours avec beaucoup de sensibilité, Andreï Makine nous fait partager le quotidien de ces femmes qui doivent surmonter les rigueurs d’un hiver qui tombe d’un seul coup, protégées seulement par leur isba.
Foisonnant de références historiques, le livre fait revivre la visite du tsar Nicolas II à Paris et la mort, quelques années après, de Félix Faure, le Président de la République qui l’avait reçu. Mort, à 58 ans, dans les bras de sa maîtresse, Marguerite Steinheil…Pour le jeune Andreï, ébahi, c’est la preuve du romanesque de cette France qui l’attire tant : « Les amants de l’Elysée m’aidèrent à comprendre Madame Bovary. » Les Français, toujours en train de revendiquer, l’étonnent beaucoup car ils ne sont jamais contents du statu quo, ce sont des mutins-nés, des contestataires par conviction, des râleurs professionnels. Les idées et les images s’entrechoquent, se poursuivent, se contredisent dans un amour-haine de la France où il n’arrive à faire éditer ses premiers livres qu’en faisant croire qu’ils sont traduits du russe…
Il serait bien vain de vouloir détailler tout ce qui foisonne dans ce roman autobiographique tellement émouvant et révélateur de ce que fut la vie d’une famille au fil de l’Histoire. "Le Testament français" est accompagné d’un autre texte du même auteur : "Confession d’un porte-drapeau déchu", une autre description de la vie de gens du peuple, en Russie.
Chronique illustrée à retrouver sur : http://notre-jardin-des-livres.over-blog.com/
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