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L'art de lier les êtres au lit.
L'art de lier les êtres à la réalité.
L'art de lier les êtres à eux-mêmes.
Lier les êtres est un art.
Insaisissable.
L'art de lier les êtres nous ouvre les portes du Service 77, l'unité d'urgences psychiatriques de l'hôpital de Gênes où, à travers des moments dramatiques, tendres et tragiques, le médecin Paolo Milone revisite et réinvente ses années passées à « contempler l'abîme avec les yeux des autres ».
Balayant des idées reçues sur la santé mentale, ce roman poétique et percutant cherche la lumière dans les coins les plus sombres de l'esprit humain et marque l'arrivée d'une nouvelle voix éblouissante de la littérature italienne.
Les Éditions Calmann-Lévy ont publié en début de mois ce titre inclassable du psychiatre génois Paolo Milone. Celui-ci travaillait au sein du service psychiatrique de l'hôpital Galliera à Gênes, au sein du service 77, de 1988 à 2016. Ce titre se découpe en de longues parties, qui se divisent elles-mêmes en une multitude de sous-parties numérotées. De forme versifiée, ce titre n'est pas un roman, pas davantage un documentaire, mais plutôt une longue ode au service psychiatrique, à ses patients, à ses soignants, à ses états d'âme. Et plus généralement à la maladie psychiatrique. Les Éditions ajoutent que "le médecin Paolo Milone revisite et réinvente ses années passées à « contempler l’abîme avec les yeux des autres »."
Premier constat : la psychiatrie en Italie n'est pas mieux lotie qu'en France, financièrement parlant. Les gens n'arrêtent jamais d'y venir, y reviennent souvent, mais tout manque pour les traiter respectueusement. Et une salle d'entretien, en premier lieu. Puis, Paolo Milone se détourne vite de ces contingences matérielles pour se concentrer sur les patients hospitalisés qu'il supervise. Ces sous-parties liminaires se posent comme une introduction qui profile les ombres des mal-êtres des êtres qui peuplent ces couloirs et ces chambres et cette charge mentale qu'ils traînent avec eux. De fil en aiguille, l'auteur passe d'un sujet à l'autre, de remarques générales et globales, impersonnelles, sur l'état du service 77, c'est ainsi que l'art de lier les êtres prend tout son sens. L'écriture prend le relais des mots thérapeutiques, lesquels s'ils n'ont pas le pouvoir de soigner les esprits tourmentés, ont du moins la fonction de soulager les malades enfermés dans leur propre système dysfonctionnel de pensée.
S'il y a une certaine forme d'académisme ici, en bon psychiatre, l'homme suit à la classification médicale D.S.M-V, la norme en la matière éditée par l'Association psychiatrique américaine, et s'appuie constamment sur la division entre ce qu'il appelle euphorique, dépressifs, schizophrènes, bipolaires, en revanche le flux de son écriture se libère des contraintes d'un système réglementé au millimètre. Ce texte très morcelé, et parfaitement organisé, apparaît comme une longue litanie déclamée, à certains moments à des patients nommés par leur prénom, au sentiment d'inanité qui s'empare de lui face aux rechutes de ses patients, face à l’incapacité qui est la sienne de traiter une douleur qui dépasse ses capacités de médecins, face à la déconsidération de son domaine d'expertise qui est le parent pauvre de la médecine, face à la lourdeur de la tâche qui l'attend chaque matin, sans que jamais il ne puisse avoir le sentiment d'en voir le bout de son Tartare à lui, comme un Sisyphe et son rocher.
Toutes ces Lucrezia, Gloria, Enrica, tous ces Ennio, Emilio, Filippo, Danilo, Carmelo, Mario dont il décrit les rapports, toujours empreints d'une certaine forme d'affection qui l'attache à ces inadaptés, dont il est l’interprète et le traducteur privilégié. Lui, le décodeur de cette folie, déclinée dans une infinité de nuances de maux par les faiblesses de chacun, qu'il rapporte ici sous la forme d'un long poème en vers. L'écrivain est toujours délicat et respectueux lorsqu'il parle de ses patients, avec la position qui est la sienne de médiateur entre ses patients et le reste du monde, il est d'une lucidité acérée quant au mal impalpable qui les aliène, une souffrance qui le plus souvent beaucoup sont sourds depuis qu'il n'y a rien à voir d'autres que les mutilations nées de la conscience altérée d'une main, guidée par un cerveau en pleine ébullition. L'art de lier les êtres, c'est retrouver une humanité, au-delà des clichés que l'on pose, celle-là même qui les unit avec les heureux qui ne sont ni bipolaires, ni schizophrène ou dépressifs. Les ramener dans le fil de la vie, au-delà des traitements, rétablir le contact dont leur isolement progressif de la maladie les a coupé, voila tout le travail des équipes de psychiatrie de la zone 77, entre psychologues, psychiatres et infirmiers.
J'étais assez curieuse de découvrir le discours de l’intérieur, de ceux qui sont en liaison directe avec ces patients aux maux dont on a bien du mal à se faire une idée précise, d'autant que les journaux d'information ne font guère dans la nuance dès qu'il s'agit de reprendre grossièrement les faits divers qui les impliquent. Le psychiatre italien met à la fois à mal tous les cadres hospitaliers auto-satisfaits qui détournent le regard sur l'humain et se concentrent sur le matériel des chambres froides. Du médecin psychiatre, le collègue, qui, en bon chef de service, s'emploie davantage à brosser son image de docteur égocentrique en voguant constamment à la surface des choses et des êtres dont il est censé s'occuper plutôt que d'affronter le patient souffrant. Paolo Milone plonge le doigt en plein cœur de ce corps mou qu'est la souffrance, il la prend à pleines mains, la palpe, écoute ses battements, prend sa tension.
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