"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
A Lisbonne, trois frères et soeurs se retrouvent après quinze ans de séparation. Leur mère, restée seule en Angola dans sa plantation familiale, va bientôt mourir. Chacun prend la parole à tour de rôle, dévoilant son attachement ombilical à l'Afrique mais aussi les cauchemars qu'elle lui évoque.oeuvre féroce et somptueuse, La Splendeur du Portugal promène le lecteur dans les dédales de l'exil, de la mémoire et de l'identité.
Impressionnant. Écrivain majeur de notre littérature européenne contemporaine. Un uppercut !
Antonio Lobo Antunes nous entraine dans une musicalité des mots au style décomposé très singulier fait de parenthèses, d’italiques, de blancs, de paragraphes au début inattendu qui se relient par le biais de paroles qui se sont arrêtées et reprennent dans une polyphonie de voix qui se croisent et des fois se choquent pour s’aimer et se détester mais assurément se contaminer. La respiration du texte est déroutante. Du chuchotement à la tonitruance entrecoupés de silences assourdissants.
Par un travail remarquable du néant et de l’innommable, l’auteur nous fait plonger dans les méandres de la folie et de la force puisée dans des fonds humains insondables, pour raconter l’histoire de la grande Histoire du Portugal en nous livrant un ressac de phrases auquel on s’accroche comme si, dans un naufrage on s’agripperait à des pensées, des souvenirs et des mots qui nous tiendraient vivants jusqu’au bout de nous-mêmes. A. Lobo Antunes invite le lecteur dans les mécanismes du cerveau de chacun. On devient eux, le temps du livre… Le temps s’enregistre dans les mémoires, s’invite à notre connaissance. Toute une orchestration s’installe en nous.
Pourquoi et comment ces gens ont-ils vécu cela.
C’est une guerre indistincte mais bien réelle que fût celle de la guerre civile qui a surgi en Angola en 1975 après l’indépendance obtenue du Portugal. Elle opposa principalement deux blocs indépendantistes : le MPLA marxiste-léniniste contre l’UNITA anti-communiste.
Au rythme d’un lourd balancier d’horloge, l’auteur nous fait vivre cette période des années 80 à Noël 1995. Tic-tac… Une lutte faite de crimes barbares sanglants, tortures et pillages sauvages, menée par des Cubains soutenus par l’URSS et des Européens soutenus par les USA qui vont chasser les quelques ex-colons portugais et reprendre le pouvoir à leur place, aidé d’Angolais naïfs, obéissants et revanchards pour ce qu’il leur avait été donné de subir dans les champs de coton, maïs, tabac et tournesol et au service de familles pouvant s’être montrées exigeantes à outrance.
C’est l’histoire de ces pionniers qui ont décidé de rester, de défendre ce qu’ils avaient créés, leurs plantations, leurs commerces, leurs belles demeures, leur douceur de vivre avec leurs beaux vêtements, leurs beaux chapeaux, leur belle vaisselle, leurs pelouses et somptueux massifs d’azalées, de tout perdre jusqu’à leur santé mentale et leurs vies.
L’histoire de ceux qui sont rentrés au Portugal sans même une valise, sinon quelques objets dérobés qui les rappelleraient à leurs passés en Afrique, déchirés, perdus d’eux-mêmes, dans un milieu aux liens sociaux décomposés, face au regard condescendant que le monde leur portait en les rejetant au rang des Noirs, eux ces Blancs si riches dans ce pays pauvre qu’était l’Angola, devenus si pauvres, si insignifiants de retour au pays d’origine où ils n’étaient même pas nés.
Une famille assez sordide dans une vaine recherche d’amour : les grands-parents dont le grand-père fera souffrir son épouse en ayant une maitresse française belle et élégante au vu et su de tous, maitresse qui le quittera pour aller au Congo. Leur fille Isilda, courageuse, prend les affaires de la plantation en main mais tombera amoureuse d’un ingénieur bon à rien qu’elle regrettera d’avoir épousé. Ils deviendront parents de trois enfants. En couchant avec une servante, le père alcoolique a fait un fils métisse acrimonieux et désabusé, Carlos, fils adopté mais dont la famille a honte. Carlos épousera une fille de bidonville. La mère par vengeance trompe son mari avec un commandant de police qui lui fera une fille délurée, Clarisse, qui sa vie durant vivra aux crochets d’amants qu’elle détestera et enfin, leur propre enfant, Rui, un petit garçon épileptique et retardé mental qui ne pense qu’à faire souffrir les oiseaux et tout animal ou insecte à portée de main.
Un texte désarmant. Un livre d‘une puissance rare. Un style d’écriture qui vaut à son auteur d’appartenir, pour l’ensemble de son œuvre, à la liste des écrivains promis à recevoir le Nobel de littérature… et en attendant, un maître absolu, un des rares écrivains entré dans la Pléiade de son vivant.
Médecin dans la guerre d’Angola, Antonio Lobo Antunes écrit ce chef d’œuvre en le nourrissant d’un réalisme saisissant avec un style insolite et déroutant.
« il y a des moments où je me dis que j’aurais dû, que j’aurais pu, qu’il eût été facile d’avoir une vie différente même en Afrique où nous étions venus chercher
expliquait mon père
non pas de l’argent ni du pouvoir mais des Noirs sans argent ni pouvoir qui nous donneraient l’illusion d’avoir de l’argent et du pouvoir que nous avions sans en fait les avoir parce que nous n’étions que tolérés au Portugal, regardés comme nous regardions ceux qui travaillaient pour nous et donc, d’une certaine manière, nous étions les Nègres des autres de la même façon que les Noirs possédaient leurs Nègres qui à leur tour possédaient leurs Nègres par degrés successifs jusqu’au fond de la maladie et de la misère, estropiés, lépreux, esclaves d’esclaves, chiens, il y a des moments où je crois que mes enfants me détestent autant que mon mari me détestait à cause du bruit du secrétaire contre le mur qui couvrait les cris des paons, l’horloge, le ronron du groupe électrogène, Carlos caché dans l’arbre de Chine en train de lancer des pierres sur la Jeep, le commandant de police cavalant vers lui, l’odeur des azalées couvrant l’odeur des tournesols, du maïs, des draps propres, de la lavande, de l’empois
— Enfoiré de mulâtre enfoiré de mulâtre
ce que nous sommes venus chercher en Afrique ce n’est pas l’argent ni le pouvoir, les mitrailleuses sur la route de Corimba, première rafale, une pause, deuxième rafale, une pause, troisième rafale, une pause, et maintenant oui, des coups de pistolet dispersés, l’effort des machines pour pousser la boue, la nuque de Carlos frappée contre les racines de l’arbre, sa bouche en train de m’insulter, formant des mots et les ravalant, pas que sa bouche, ses yeux, mon décolleté semblable au décolleté de Clarisse, ma jupe encore plus serrée, la fenêtre de la chambre de mon mari ouverte. »
Chef-d'oeuvre épique et tragique, les blessures du Portugal post-colonial n'en finissent plus de cicatriser. Très fort.
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