On retrouve dans ce nouvel opus Solange, l'adolescente de Clèves, la provinciale naïve et provocatrice du précédant roman de Marie Darrieussecq. Elle est devenue une femme, une comédienne qui joue la petite Française à Hollywood, au milieu des gens beaux, riches et célèbres. Invitée dans des...
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On retrouve dans ce nouvel opus Solange, l'adolescente de Clèves, la provinciale naïve et provocatrice du précédant roman de Marie Darrieussecq. Elle est devenue une femme, une comédienne qui joue la petite Française à Hollywood, au milieu des gens beaux, riches et célèbres. Invitée dans des soirées où elle côtoie Georges, Ted ou Steven, elle papillonne sur talons aiguilles, court dans des super productions américaines, perd son soutien-gorge avec élégance. Et puis elle rencontre Kouhouesso Nwokam, comédien, metteur en scène, africain, noir et surtout beau comme un dieu. En le voyant, elle est "pulvérisée", alors que lui ne la regarde que comme une passade agréable. Elle tombe folle amoureuse de ce géant à dreadlocks, avec sa "gueule de Jedi impassible", alors que lui est juste vaguement séduit, sans plus... Il est surtout habité par sa "grande idée", celle de tourner au Congo une adaptation de Au cœur des ténèbres de Conrad. Elle ne croit pas à la possibilité du film mais se verrait bien jouer la "Promise", celle qui attend Kurtz en vain dans une courte scène à la fin du roman... Elle espère un rôle dans son film. Elle voudrait exister à ses yeux. Elle attend.
La romancière analyse, dissèque, décortique leur aventure passagère de quelques mois, décrit les corps qui se mêlent, noir et blanc, évoque les attirances et les différences dans un monde factice qui ne connaît des personnes que leurs prénoms. Solange n'est plus une lolita sans avenir qui confondait mots et chose, amour et sexe mais elle reste la fillette qui se laisse emporter par la vie, qui confond cinéma et réalité, qui se contente de ce qu'on lui donne. Et Kouhouesso ne lui donne presque rien...
Il faut beaucoup aimer les hommes est donc le récit de ces quelques mois d'une histoire d'amour et d'envoûtement mêlés entre un homme obsédé par son film et une femme obsédée par lui. Elle est française, il est noir. Il lui parle du Congo dont elle ne connait rien alors qu'elle préfèrerait qu'il l'embrasse après l'avoir laissée sans nouvelles pendant des jours. L'envoûtante obsession des personnages parcourt le monde, de Los Angeles à Paris en passant par le Congo.
Une fois encore, dans ce roman cinématographique, la romancière joue avec les clichés, les stéréotypes, les a priori, qu'elle bouscule, remue, renverse, questionne, dézingue mais avec des formules moins directes, moins crues. Les mots du corps aussi sont différents, il y a plus de sensualité que de sexualité, plus de dépendance sentimentale que désir brut.
Kouhouesso finit par trouver les moyens de réaliser sa "grande idée" ; il finit aussi par se laisser aimer, de loin en loin, par Solange, entre deux coups de gueule contre le racisme ambiant, sa difficulté à (re)trouver ses racines, à comprendre la signification de l'être-africain. Au royaume de l'image et de l'apparence, une histoire d'amour entre une Blanche et un Noir serait-elle donc toujours choquante ?
Sans concession ni complaisance, avec une approche parfois cérébrale, un style parfois un peu trop étudié, Marie Darrieussecq explore les relations entre les femmes et les hommes, interroge les schémas ancestraux qui hantent nos inconscients, pointe les archaïsmes de certains de nos comportements et de certains de nos réflexes.
Découpé en cinq actes et autant de chapitres, comme dans une tragédie classique, avec un début passionné, puis l’attente "comme une maladie chronique" ("elle l'avait tellement attendu qu'elle continuait à l'attendre"), puis insidieusement, la fin annoncée, le roman fait exploser les clichés sur l'amour "mixte", avec une conception de l'amour comme ravissement et comme espoir toujours suspendu, souvent déçu... C'est cela le vrai sujet du roman, cette angoisse et ce désir du masculin, toujours étranger pour une femme alors confrontée brutalement à l'altérité la plus radicale. Solange la vit sans désespérance, elle sait qu'on ne peut forcer personne à vous aimer, et Marie Darrieussecq le décrit d'une façon à la fois incroyablement pudique et très sensible.
"Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela ce n'est pas possible, on ne peut pas les supporter."