"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
À la Colonie, en lisière de la forêt, il y a des enfants malades, des orphelins et des estropiés, des rescapés. Ils ont des noms à rallonge, La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule, Destiny-Bienaimée, Mohamed-Ali, Tout-Le-Fait-Rire. Ils sont divisés en deux groupes, strongues et bitches, et les strongues tabassent, et les bitches ne se laissent pas faire. Ils sont plus habitués à la violence qu'à la tendresse, ça n'empêche pas les amitiés, les amours. Ils ont peur de la forêt, mais elle les attire, ces gamins. Pas loin, un village, enserré dans des montagnes. Comme partout, la lutte des classes règne, entre bergers, paysans, et maîtres des forges. On trouve des christian, des muslim, des supermuslim. Les vrais supermuslim menacent, ils veulent prendre le village pour leur califat. Il y a des Grands-Incendies et des Grandes-Vagues, des pluies corrosives ou du soleil qui tape dur. Dans Forêt-Furieuse, Sylvain Pattieu fait s'entrechoquer la vitalité enfantine, l'imaginaire destructeur du djihadisme, la violence des guerres contemporaines, sur fond de contes et légendes d'Ariège, de paysages des Pyrénées et de Seine-Saint-Denis. Et puis il y a son écriture, scandée par le rap et nourrie de la langue populaire d'aujourd'hui.
Au début (c'est-à-dire les trente premières pages), je me suis dit que ça allait être compliqué de se concentrer sur une telle histoire post-apocalyptique avec tant de personnages aux noms démesurés.
Au début, je me suis dit que ce moment de pandémie, de frayeur et de confinement n'était peut-être pas le meilleur pour découvrir un roman qui évoque épidémies, guerres, catastrophes, bandes d'enfants féroces et survie dans un monde impénétrable.
Mais ça c'était au début (c'est-à-dire les trente premières pages) !
Après... ce fut - comment vous dire ? - l'impatience exacerbée de poursuivre ; les émotions extrêmes et contradictoires qui se bousculent au portillon du coeur et de l'esprit ; la dégustation d'une langue inouïe, d'une écriture-monde ; le désir de tourner les pages, entremêlé de la volonté de ralentir le rythme pour s'immerger encore davantage dans le récit ; la familiarité avec ces personnages fabuleux ; l'Odyssée dans cette forêt furieusement foisonnante. Après, ce fut l'envoûtement d'un voyage bouleversant sens-dessus-dessous, 632 pages en apnée, à ne plus savoir sortir de cette forêt. Dire que j'ai aimé, est une litote qui ne me satisfait guère. Trop réducteur. Trop sommaire. C'est un roman qui a fait disparaître tout ce qui n'était pas lui, qui m'a emportée et que j'emporte désormais dans mon ADN de lectrice.
La Colonie est une institution qui accueille des enfants de tous âges, fracassés dans leur être et dans leur mémoire par tout ce qu'ils ont vécus. Amputés, estropiés, irradiés, brûlés, abandonnés, orphelins, ils sont, le jour, vaguement surveillés par des adultes éducateurs, mais retrouvent leur liberté dès qu'arrive la nuit. Et ces enfants qui ont survécu à toutes les horreurs de la guerre et des catastrophes naturelles n'ont de cesse, alors, que de se battre entre eux. Comme pour garder un semblant de contrôle sur leur vie, ils instaurent des règles et des codes bien plus rudes que ceux établis par leurs surveillants.
Un peu plus loin se dresse la Forêt où les enfants n'osent pas s'aventurer car elle abrite toutes les créatures des pires cauchemars. Territoire interdit car innommé. Pourtant des bergers s'y cachent et luttent violemment contre les maîtres des forges et les charbonniers.
Au fond du val, un village où cohabitent christian, muslim, supermuslim, paysans, commerçants et soldats.
Cette géographie resserrée explose de violences, de luttes sociales, religieuses, politiques, amoureuses, que l'on apprend au fil de chapitres très brefs qui sont autant d'épisodes dans la vie des personnages : les péripéties de la lutte entre le berger Darnert et le maître des forges Kylian PetitCoeurCouronné ; l'opposition entre Elias Debillet, le maire, et Kylian PetitCoeurCouronné ; l'amour vorace et égoïste d'Esclarelys pour Darnert ; la lutte de pouvoir à la Colonie entre La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule et Tout-Le-Fait-Rire, entre les strongues et les bitches. Et lorsque les vrais supermuslim décident de faire du village une base pour leur futur califat, personne ne sait leur résister. La population se soumet aux lois de la charia ou meurt.
Que deviendront les enfants de la Colonie dans ce monde où l'intégrisme religieux exige des martyrs ? Est-ce que cette Forêt que La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule a fini par apprivoiser leur offrira abri et survie ? Mais survie dans quel monde ?
Il ne s'agit ici que d'un minuscule aperçu de tout ce qui se joue dans le roman de Sylvain Pattieu, comme si je le regardais à travers le petit bout de la lorgnette !
Mais comment rendre compte d'une histoire qui en entrelace mille autres, légendes, contes, mythes, actualité brûlante ? Par quels moyens donner une idée de ces innombrables ruisseaux narratifs qui dévalent vers l'océan, charriés par une écriture qui elle-même conjugue tous les temps et les mouvements pour aboutir à cette symphonie baroque qui m'a transportée ?
Ce roman est à l'image de son titre : une Forêt-Furieuse-Ténébreuse-Lumineuse, qui donne vie à un univers, dans lequel on garde des repères qui ne sont plus tout-à-fait les nôtres mais un peu quand même. Les passions humaines sont brassées-embrassées par ce que vit chaque enfant. Le temps n'a plus la même valeur, il n'a plus de valeur du tout, seuls les évènements, individuels et collectifs, le ponctuent.
La langue rythme le récit d'éclats de joie, de tendresse, de cruauté, de sensualité, et de ces épousailles hétéroclites jaillit une poésie inouïe, une musique ensorceleuse où les scansions du rap se mêlent de mélopées incantatoires. De toutes ces histoires fracassées, éparpillées en miettes de souvenirs, Sylvain Pattieu réussit à faire un tout homogène, cohérent, un monde qui est comme un reflet (à peine) déformé du nôtre. De toutes les disgrâces, il parvient à tirer de la beauté. Et c'est prodigieux !
Le prologue se veut bienveillant à l'égard d'un lecteur qui pourrait être perdu avec tout ce qui va suivre. Il plante le décor, les lieux et les personnages. A savoir, en une époque et un lieu indéfinis post-apocalypse :
- « une histoire d' enfants sauvages » vivant dans ce qu'ils appellent « la Colonie », à la lisière d'une forêt qui fait peur et attire à la fois. Des orphelins, des abandonnés, des malades, des estropiés, des irradiés. Ils ont des noms bizarres ou à rallonge ( Tout-Le-Fait-Rire, Destiny-Bienaimée, Trogne, Tricératops ) et ont crée leur propre société, pas meilleure que celle des adultes, avec ses rapports de force, ses violences, ses dominants.
- « et puis il y a un village » quasi médiéval traversé d'une lutte des classes entre les grands propriétaires, maîtres des forges, des mines, des éoliennes, et les paysans menés par le berger Darnert qui veulent garder l'usage de la forêt
- « des histoires de religion, dans ce village, il faut les prendre au sérieux », on y trouve des christian, des muslim, des supermuslim et des vrais supermuslim qui menacent l'équilibre et veulent transformer le village en califat
- une forêt mystérieuse avec sa femme-arbre
Là, tu commences à te dire qu'il n'y a pas que la forêt du titre qui furieuse, tu pressens que tout ce roman est carrément fou furieux. Et c'est exactement cela, un véritable OLNI ( objet livresque non identifié ) d'une liberté absolue, qui s'affranchit de tous les genres. Sylvain Pattieu propose même une sorte de syncrétisme détonnant à partir d'un viaduc d'inspirations complètement hétéroclites : les récits mythiques des trois monothéismes ( par exemple, le nom de la Colonie est celui du roi de Salem dans la Bible, Melkisedek ), des légendes pyrénéennes ( les sabots de Bethmale, avec leur pointe en aiguille pour encorner les coeurs ), la guerre historique des Demoiselles en Ariège au XIXème siècle ( ou comment des paysans en rébellion contre un code forestier leur interdisant l'usage de la forêt se déguisent en femmes pour attaquer les grands propriétaires et les maitres des forges ) , le roman Sa Majesté des Mouches de Wiliam Golding et sa communauté d'enfants livrés à eux-mêmes etc
Le récit est incroyablement foisonnant et multiple, et pourtant, jamais je ne m'y suis sentie égarée. Au contraire, on sent que l'auteur sait où il va ; lorsqu'il croise les histoires, elles se finissent par se recouper de façon très cohérente, un tour de force pour un roman qui frôle avec le fantastique et l'imaginaire.
On est clairement dans la littérature de « genre », entre roman épique, roman d'aventures, récit postapocalyptique. Et pourtant, il n'est en rien déconnecté de la réalité contemporaine, le lecteur reconnaît parfaitement le monde d'aujourd'hui, notamment la deuxième partie « Les vrais supermuslim » qui décrypte sous couvert romanesque le phénomène du djihadisme avec brio, tout particulièrement avec le personnage du jeune Brille.
En fait, tous les personnages sont passionnants, Danert le berger rebelle déguisée en demoiselle ; Esclarelys, son ancienne amoureuse Esclarelys qui canalise sa fougue amoureuse et sexuelle en se convertissant en vrai supermuslim des plus zélées ; et bien sûr, La-Petite-Elle-Veut-Tout-Faire-Toute-Seule devenue sous le nom d'Onyx une sorte de Jeanne d'Arc animée par les voix de la Femme-Arbre, une jeune fille puissante qui devient le guide des enfants perdus ; le conteur Mohamed-Ali dont les chants et poèmes ponctuent habilement le récit et lui apporte du coffre.
Cerise sur le gâteau, cette formidable vitalité romanesque est incroyablement portée par une écriture forte, très originale, métissée, puisant aussi bien dans la fougue homérique que dans la rythmique contemporaine du slam ou du rap. Les phrases sont longues, très travaillées, lyriques, poétiques, parfois peu ponctuées, amples. Elles m'ont happée, essoufflée, enthousiasmée.
Vraiment un roman étonnant, très original, qui détonne dans la production littéraire actuelle par son sens absolue de la liberté.
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