"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Après avoir écarté les dandins et les forfaiteurs qui, depuis sa mort il y a deux-cents ans, ont tout essayé afin de réduire ses pages au silence, la pensée du Comte de Maistre règne désormais imperturbablement sur les arts véritables et la littérature essentielle. Car Joseph de Maistre est un auteur aussi glorieux que nucléaire : il fut ainsi l'auteur de chevet de Baudelaire qui apprit dans les Soirées de Saint-Pétersbourg l'art d'être platonicien ; il fut également l'auteur de chevet de Balzac dont le légitimisme et le spiritualisme regarda dans les Considérations sur la France cette galerie tératologique de portraits horrifiques qui constituaient une matière en elle-même naturellement virtuose à qui se donnait pour projet de peindre la comédie d'homme. Premier parmi ceux qui virent et analysèrent les catastrophes de l'ère moderne, de Maistre prophétisa vrai en pressentant ce monde que l'homme viderait de tout et dans lequel il vivrait appuyé sur rien. Ce monde que cinquante ans après lui on allait regarder sous l'exposant du néologisme latinisant de « nihilisme », l'auteur de l'Essai sur la philosophie de Bacon en avait déjà tout dit, qui avait forgé en français le concept de « riénisme » et qu'il regardait comme principe générateur des actions de l'humanité de masse.
Cependant, il y a quelques années encore, et en dépit des patronages baudelairien et balzacien, lire J. de Maistre c'était devoir supporter d'être proscrit avec lui et maudit avec sa pensée. Le Comte de Maistre fait en effet partie de ces auteurs dont, longtemps, l'oligarchie des vulgaires et la poix des dominants, qu'ils fussent écrivassiers, universitaires, journalistes ou politiquants, ont désiré d'exterminer non seulement la race mais jusqu'au souvenir. Penseur maudit par le bourgeois, et tout comme il existe des « poètes maudits », J. de Maistre constitue cependant un risque bien plus direct pour l'ordre établi car, philosophe, il ne s'impose pas la marge suspensive de rêve dont le symbolisme poétique est pétri : la claire percussion de son propos est ainsi immédiate. L'auteur porte ici en un style flamboyant un système à la fois limpide et divinateur qui perpétue jusqu'à la fin des temps le procès des usurpateurs déguisés en démocrates. Tout jouisseur minuscule et avide des prébendes que l'on acquiert dans l'hypocrisie en aboyant quelques idéaux démocratiques pour la parade, se trouve inlassablement accusé par la moindre virgule de cette oeuvre magistrale dont la force verbale, la vibration et le lyrisme s'unissent au sein d'une logique implacable, inviolable et souveraine. La puissance de l'oeuvre maistrienne est tellement écrasante que de siremarquables de ses contemporains comme les figures de l'idéalisme allemand pâtissent de la comparaison : que ce soit dans la propre science de sa Logique ou dans sa philosophie de l'Histoire, le système de Hegel lui-même ne parvient pas à tenir devant une telle démonstration d'autorité conceptuelle.
Dès lors, quel donc de ces homonculaires hobereaux accroupis sur les divers trônes offerts à la tartufferie par le pouvoir pléthocratiquement émietté aurait-il bien pu supporter une telle force de contradiction ? Du jour où le Principe transcendant cesse d'être une référence pour le pouvoir, à partir du moment où la majesté ontologique disparaît de la sphère des hommes, l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg n'avait pas sa place au sein de l'ordre établi ; et l'ordre est précisément établi tout exprès afin de ne jamais voir contredite sa nomenclature.
L'ostracisme mental fut déclaré, l'auteur n'eut plus droit de cité : ce moment correspond à la seconde moitié du XIXe siècle, et se manifestent alors les derniers soubresauts éditoriaux favorables à de Maistre. L'on voit paraître alors encore quelques fragments épars, notamment des extraits de sa correspondance, puis celleci est finalement publiée en six volumes au sein des quatorze que constituent ses OEuvres complètes parues entre 1884 et 1886 à Lyon, avant le vaste silence qui allait désormais entourer l'oeuvre et l'homme jusqu'à dernièrement. Cette publication de la Correspondance demeure à ce jour l'édition de référence. Elle n'avait jamais été rééditée.
Contrairement à de nombreux autres ensembles épistolaires qui ont une valeur exclusivement documentaire, la Correspondance maistrienne est également, hors du génie stylistique et spéculatif de son auteur, une odyssée personnelle au sein de l'une des aventures collectives les plus troubles et troublées de l'histoire : de Maistre ayant vécu avant la Révolution française et lui ayant survécu, traverse toutes les métamorphoses d'une époque singulièrement riche, puis, de sa naissance en 1753 à sa mort en 1821, il la peint en la reliant à ses implications ontologiques et à ses conséquences anthropologiques. Tout y passe : le phénomène révolutionnaire, Bonaparte, et même la décevante Restauration. Avec ce monumental ensemble de lettres, l'on assiste aux évolutions autant qu'à la constance d'un homme dont le génie et la noblesse d'âme se manifestent en chacune des circonstances et les éclaire en même temps que celles-ci le révèlent. La Correspondance montre l'auteur des Considérations sur la France en conversation avec tous les dignitaires d'Europe pendant un demi-siècle, depuis la Savoie, depuis la cour de Russie bien sûr mais également à Rome près du Pape, et partout où il faut intervenir pour penser une époque inédite : le Comte demeure les yeux rivés sur l'Essentiel tandis qu'en France, comme le dira Ernst Jünger en recopiant l'oeuvre maistrienne, « l'État universel » invente « la guerre totale » et le génocide.
La vie de ce grand homme s'est déroulée dans la contrainte de l'exil permanent à quoi le condamna moins sa condition que son oeuvre, intraitable et géniale, qui, avec une logique à laquelle n'atteignent aucun de ses contradicteurs, condamnent, afin de protéger la liberté, ce monde « riéniste » issu d'une Révolution fière d'épouser l'abîme et de générer toujours plus d'esclavage. Lire Joseph de Maistre est une expérience unique : c'est changer définitivement de regard sur ce que l'on croyait savoir, c'est laisser l'esclave que l'on était et devenir un peu mieux celui que l'on doit être.
Avoir possibilité de pénétrer à nouveau au coeur de cette Correspondance est un avantage insigne car près d'un siècle et demi de négligence idéologique en avait aboli le privilège littéraire.
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