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Ce récit-mémoire est celui d'une enfance. Dans ces années-là, les adultes étaient libérés. De contrit à sans tabou, le sexe était au coeur de tout. Joyeux, bardés de musiques et d'électroménager, les parents laissaient leurs petits avec des paquets de surgelés pour partir à l'étranger. Et cette insouciance qui faisait tant ambiance... L'indicible : les corps d'enfants photographiés, chosifiés et - au passage - abîmés. Cela se passe dans une sorte de ghetto qu'il faut fuir - et oublier.
Quarante ans plus tard, la narratrice revient vers le lieu délaissé ; et retrouve les émotions qui l'avaient habitée. Elle cingle ses personnages, assemble les épisodes. Vient enfin une image, et sortent les non-dits. Dire, aujourd'hui, sans pudeur, ce que leur liberté a coûté à... ces enfants-là.
La narratrice naît en 1964 dans un petit coin de Belgique qui n’échappe pas à l’air du temps, en l’occurrence celui des sixties et seventies, où la sexualité se libère.
La narratrice, fille unique, grandit entre des parents qui se jettent âme et surtout corps dans cette ambiance débridée. Le père, viril boute-en-train, mâle séducteur travaillant dans le milieu médiatique, brille dans les soirées entre amis. La mère, belle et « baisable » selon le premier cité, est incapable de vivre par elle-même, pour elle-même, et papillonne dans le halo de gloire de son mari, le seul à travers qui elle existe. Elle dépense une énergie folle pour être à la hauteur intellectuelle, culturelle et sociale de celui-ci, mais elle a une conscience aiguë de son imposture permanente. Heureusement (pour elle), elle a une béquille : sa fille, la chair de sa chair, son extension, sa part d’elle-même, son miroir. La fille doit la vie à sa mère, n’existe qu’à travers sa mère, mais elle est sa confidente, se voit confier la trop lourde mission de la sauver. Elle est née pour aimer, aduler, adorer sa mère, lui donner une place dans la vie, la faire enfin exister. Une relation fusionnelle, sous emprise.
Et comme si cela ne suffisait pas, cette relation toxique est encore pervertie par un rapport malsain au sexe, une absence totale de respect de l’intimité, de l’individualité, de la personnalité de l’enfant.
Est-ce dû à l’époque, au milieu, toujours est-il que « Nous étions, nous leurs enfants, ballottés au gré de leurs loisirs, rarement considérés comme entités ; nous étions des sujets sans personnalité, ou […] un objet à humilier. Mon dieu qu’ils en riaient… Cette posture était leur façon de vivre en modernes : détachés de leur parentalité, ils s’affranchissaient des devoirs d’attention, plaçaient une distance plastique entre les générations, vivant ainsi leurs vies sans entraves et à fond. Ces adultes, en traduction ces hommes brillants, étaient connus. Ils se valorisaient les uns les autres, leurs femmes gravitaient rayonnant de leur beauté ».
En grandissant, la narratrice réalise que toutes les familles ne fonctionnent pas comme la sienne et celles des amis de ses parents, qui laissent leurs enfants seuls avec quelques surgelés pendant qu’ils partent en vacances, qui s’exhibent nus à la plage ou au bord de la piscine avec leurs amis, qui ne voient pas leurs enfants comme des enfants mais comme des potes et qui les poussent en conséquence à se comporter comme tels. Des adultes immatures et irresponsables à tel point que les rôles en viennent presque à s’inverser, et privent « ces enfants-là » d’enfance… La narratrice comprend qu’il existe aussi des familles où l’on trouve de la bienveillance, du soin, du respect, de la chaleur humaine, du calme et de la douceur, de la simplicité, de la sincérité et de la pureté, de l’amour enfin. Des familles qui ne dysfonctionnent pas.
C’est cela qu’elle veut, une vie paisible et normale, et fuir, se libérer de ce cauchemar. Alors à l’adolescence c’est la révolte, dure et violente, difficile. Parce que le lien avec la mère reste ambigu, l’emprise tenace, et la culpabilité de l’abandonner pesante.
Autant vous prévenir, on ne ressort pas indemne de cette lecture. Après quelques pages, j’ai pensé que j’allais avoir du mal à aller au bout du livre, tant j’étais écœurée par cette relation mère-fille totalement dénaturée. Puis, à mesure que la petite prend conscience d’elle-même et tente de s’émanciper, le texte devient de plus en plus fascinant, difficile à lâcher malgré qu’il soit très éprouvant. On entre forcément en empathie avec la narratrice, sa force et son courage forcent l’admiration. On assiste impuissant à un combat à armes inégales, entre une gamine perdue et révoltée, un père d’une lâcheté absolue et une mère à la fois grotesque et pathétique, colérique et névrosée, aussi vulnérable que dominatrice. Seul le temps permettra à la fille de monter en puissance et de couper définitivement le cordon, mais au prix de quelles blessures et de quelles souffrances…
« Ces enfants-là » est une brutale remontée à la surface, après quarante ans d’enfouissement, de souvenirs jusque là indicibles, le récit d’un cheminement chaotique d’une enfance chosifiée et abîmée vers la libération et la construction de soi, non pas grâce mais contre ceux qui auraient dû être des guides et des repères. Un roman (autobiographique?) impudique, violent, puissant, féroce, bouleversant.
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