"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
La situation est inédite. Jamais, dans l'histoire de l'humanité, nous n'avons disposé d'autant d'informations et jamais nous n'avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l'humanité. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar. Le déferlement d'informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du « marché cognitif » qui a une fâcheuse conséquence : capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention. Nos esprits subissent l'envoûtement des écrans et s'abandonnent aux mille visages de la déraison.
Victime d'un pillage en règle, notre esprit est au coeur d'un enjeu dont dépend notre avenir. Ce contexte inquiétant dévoile certaines des aspirations profondes de l'humanité. L'heure de la confrontation avec notre propre nature aurait-elle sonné ? De la façon dont nous réagirons dépendront les possibilités d'échapper à ce qu'il faut bien appeler une menace civilisationnelle.
C'est le récit de cet enjeu historique que propose le nouveau livre événement de Gérald Bronner.
Gérald Bronner convoque ici sociologie et neurosciences pour faire le constat des changements qui s’opèrent dans notre façon d’appréhender la connaissance. Trois parties denses, riches de références - y compris à ses ouvrages précédents – pour démonter les mécanismes qui président à l’uniformisation de nos pensées par la perte progressive de la rationalité que notre cerveau devrait encore porter.
L’histoire de l’homme montre qu’on est allé progressivement vers une libération de notre » temps de cerveau disponible », par la diminution du temps de travail, mais aussi par le désenchantement du monde, avec la découverte des lois qui lient les causes à leurs effets. On a cru à la libération de l’homme par la science. Bronner cite jean Perrin et sa foi inébranlable dans le progrès. Puis l’intelligence artificielle – récente – a libéré notre temps de cerveau. Pour autant, en fait-on bon usage ? Est-ce que nos cerveaux étaient mal préparés à concevoir la vitesse et la façon dont l’informatique avait évolué ?
Ce temps de cerveau rendu disponible – a priori condition nécessaire au progrès de l’humanité et que l’on a mis des milliers d’années à libérer – non seulement n’est plus suffisant mais est détourné, capté, siphonné de façon de plus en plus envahissante et addictive. Les écrans, symboles de l’hypermodernité, ont uniformisé ce que Bronner appelle le « marché cognitif ».
Alors notre cerveau est-il malade ?
Pourtant nous savons distinguer le bon grain de l’ivraie. Mais nous croulons sous les informations au point que « le temps de cerveau est devenu une matière beaucoup plus rare que les informations qui pourraient la satisfaire ». On assiste à une « cacophonie informationnelle » qui brouille le message et où croyance et pensée méthodique entrent en concurrence. Ce phénomène unique depuis l’histoire de l’homme - est engendré aussi par la peur. La connaissance du danger est enfouie dans notre être biologique, et cela est tout à fait rationnel en ce qui concerne notre espèce. Mais « la peur a toutes les qualités pour attirer notre attention au-delà du raisonnable ». C’est pourquoi « les produits de la peur partent avec un avantage concurrentiel, qu’il soit fondé ou non ».
Or les alertes permanentes créent des « embouteillages des craintes ». Les démentir prend du temps, et ce temps, nous ne l’utilisons pas à bon escient. Nous avons du mal à hiérarchiser les dangers comme nous avons du mal à rationaliser les informations. Cela entraîne – on le voit sur les réseaux sociaux - un « climat agonistique » d’indignations permanentes.
Bronner constate qu’on s’éloigne de ce fait des utopies d’un espace d’échanges rationnels tel que l’avaient imaginé les concepteurs d’Internet. Ce climat d’intimidation, de surenchère, incite de plus en plus à ne pas se confronter à la contradiction, et se double d’une quête morbide de visibilité. On cherche les informations qui vont dans le sens de nos attentes, ce que Bronner appelle « l’insularité cognitive ».
Cette « dérégulation du marché cognitif » se traduit dans les informations auxquelles nous accédons via les plateformes, qui s’ajustent sans arrêt à nos conduites, à nos intuitions, aux traces laissées dans l’univers virtuel.
Si notre temps de cerveau est sans cesse détourné vers des sollicitations dont la vacuité n’a d’égal qu’un mode d’intelligibilité contraire à la rationalité, nous avons tous fait le constat que les bonnes nouvelles n’intéressent personne et que notre paresse cérébrale nous porte vers des connaissances illusoires où l’événement semble surgir sans cesse.
Bronner cite l’exemple de la théorie étrange qui lierait la 5G et le coronavirus, avec l’exemple de la vidéo de Thomas Cowan, promoteur de l’anthroposophie de Rudolf Steiner. « La confusion entre corrélation et causalité est un grand classique de l’erreur humaine en général et des raisonnements conspirationnistes en particulier ». On voit bien que la crédulité prend de vitesse le rationnel, la pensée, la méthode et la réflexion. Les fausses informations vont dix fois plus vite et sont plus partagées que les vraies. Et la période de la pandémie a agi comme un « incubateur de crédulité », conduisant à fréquenter à l’excès des formes de raisonnement faux mais vraisemblables, jusqu’ à entretenir par « démagogie cognitive » des rapports avérés avec les mouvements néo-populistes, l’extrémisme politique ou religieux, et c’est sur ce genre de structure d’argumentation que se construisent la plupart des mythes du complot, dans cette façon d’aller chercher les réactions les plus immédiates, les plus primaires, de notre cerveau.
L’homme est-il donc « dénaturé » comme en fait l’hypothèse Gerald Bronner ? Oui, mais il est surtout « révélé » par ce marché cognitif dérégulé.
Peut-on alors inventer un autre « récit » ? Faut-il céder à un pessimisme qui conduit trop souvent à la collapsologie, dont Bronner n’est pour autant pas l’adepte.
Devant ce qu’il voit comme une défaite de la rationalité, il sait que l’usage de la pensée analytique, de l’esprit critique nécessitent une voie mentale lente, courageuse, voire douloureuse, qui malheureusement aujourd’hui ne semble pas pouvoir concurrencer les plaisirs cognitifs immédiats. Notre créativité aura pourtant besoin de s’extraire de ces cycles addictifs et Bronner fait le pari qu’il y a suffisamment de ressources dans notre cerveau pour éviter le pire, pour « domestiquer l’empire immense de nos intuitions erronées ».
Que faisons nous de notre temps de cerveau disponible ? C'est à cette question que l'auteur essaie de répondre en passant en revue, les évolutions récentes de nos sociétés qui nous ont offert un accroissement significatif de temps libre nous permettant une plus grande sollicitation de nos cerveaux et l'accès à un marché cognitif colossal. L'internet, les réseaux sociaux, les aspirations des citoyens, les médias, les captations de nos habitudes et de nos goûts, les infos, les infox, tout cela est largement développé de façon documentée et avec beaucoup d'exemples par Gérald Bronner. Cet essai est un très belle réflexion sociologique sur nos comportements actuels et notre avenir possible dans une société numérique où les robots et les algorithmes sont omniprésents.
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