"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Un chien à Londres en 1903, un singe à Riverside en 1985, une vache et son veau à Charleville-Mézières en 2014 sont les protagonistes de cette fresque en trois panneaux qui évoque les rapports entre animaux et humains à l'ère industrielle, ou plus précisément l'assujettissement d'êtres vivants doués de sensibilité à d'autres êtres vivants doués de sensibilité mais également dotés d'une froide rationalité.
Si je n'ai pas tout oublié de ma lecture un peu ancienne de ce petit livre qui a bien failli échapper à mes radars, c'est qu'il m'a marquée. Je précise quand même que je l'ai lu deux fois, une écriture un peu serrée à la Éric Vuillard m'y invitait…
Trois nouvelles donc dont le thème fédérateur est la cause animale. Dans la première, il est question du fameux chien de Battersea : un pauvre croisé terrier de six kilos qui, en 1903, dans une université londonienne, sert à plusieurs reprises de cobaye à une équipe de médecins particulièrement insensible… Les uns rient, les autres fument pendant que la bête souffre. Ce triste spectacle ne fait pas marrer tout le monde : deux femmes présentes dans l'assistance ne lâcheront pas le morceau, elles écriront, contacteront les journalistes, les politiques, se déplaceront, gueuleront. Or, quand on est une femme, à cette époque, on est plutôt invité à se la fermer. Comme si on était un chien.
Non, elles n'ont pas ri, Lizzy Lind-af-Hageby et Leisa K. Schartau, (j'écris leur nom parce qu'elles en ont un) et leurs actions ont conduit à un procès. L'entêtement d'une troisième femme sera à l'origine de la World League Against Vivisection. Ce n'est pas rien. Tiens, d'elle aussi vous allez connaître le nom : Louisa Woodward.
Et le maire de Battersea (ah, Battersea, « une tanière de frondeurs – par paquets des rouges, des républicains, des autonomistes irlandais, des féministes, des opposants aux colonies et au saccage des bêtes, bref, la canaille au grand complet. »), le maire de Battersea donc, suite à tout ce bazar, fait ériger une statue de chien, un bronze et granit rose poli à la mémoire de l'animal mort dans les laboratoires de l'University College. Alors là, c'est la débâcle : manifestations, bagarres, pétages de plomb ont lieu autour de cette statue placée nuit et jour sous surveillance policière, déboulonnée, reboulonnée, mise en pièces.
Une autre sera réinstallée en 1985.
La seconde nouvelle met en scène ce qui se passe en 1984 dans les labos d'un campus californien où l'on teste un sonar électronique sur des macaques. 24 bêtes. On les aveugle et tout le reste. Impossible de tester ça sur de l'humain, ce serait inhumain. Sur le macaque on peut. Mais Val pense qu'on ne peut pas. Elle attend Josh sur un parking. Lui et les autres doivent libérer quelque 700 animaux. Pour le moment, Josh n'arrive pas et Val pense que tout est foutu et que jamais elle ne pourra conduire chez un véto un pauvre petit macaque nommé Britches (nommons ceux qu'on ne nomme jamais) qui n'a jamais vu grand-chose de la lumière ni rien vécu de bien sympathique sur cette foutue terre…
Enfin, c'est l'histoire d'une fuite, d'une course folle et terrible, celle d'une vache et de son veau qui ne veulent pas mourir. Ils se sont barrés, ils ont couru, de toutes leurs forces, sautant ravins et ruisseaux, chemins creux et fossés, deux bêtes en cavale, pour rester en vie, deux bêtes poursuivies par une horde de flics chargés de faire respecter la loi. La mère se prendra 70 balles dans le ventre. Rien que ça. Ce texte, c'est sûr, je m'en souviendrai toute ma vie.
C'est évidemment très fort, très beau, « supportable » si je puis dire (en tout cas, moi j'en ai supporté la lecture) malgré l'horreur du propos.
Indéniablement un grand texte. Un grand texte engagé. Et qui fait sacrément réfléchir.
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Quatre-vingts pages. Trois récits. Courts, acérés comme une lame qui vient s'enfoncer dans votre estomac. Trois exemples parmi d'autres. Et les mots qui retournent les tripes, font naître la nausée qui ne vous quittera plus. Trois récits, des vies que l'on ôte, des corps que l'on torture, auxquels on inflige des souffrances insoutenables, inhumaines. Mais qui ne comptent pas. Après tout, ce ne sont que des animaux... Joseph Andras tape juste, fort et clair. Ses mots sont beaux, tranchants, horrifiants. Si les mots étaient des armes, ceux-ci nous tueraient à coup sûr. Moi, ils m'ont laissée hébétée. Parce que si les faits sont connus, c'est tout le pouvoir de la littérature que de les donner à ressentir dans leur sordide réalité. Tout le pouvoir de la littérature que de révéler en quelques phrases l'horreur des comportements humains et de renvoyer en boomerang à la figure de tous cette notion d'humanité dont nous nous targuons. La relation de l'homme avec les animaux est peut-être ce qu'il y a de plus révélateur de sa vraie nature. Et ce n'est pas beau à voir. D'autres en ont fait des romans, j'en ai parfois parlé ici. Joseph Andras choisit le récit, un peu à la façon d'un Eric Vuillard (14 juillet, L'Ordre du jour), parce qu'il souhaite avant tout s'emparer des faits même s'il ne s'interdit pas de s'interroger sur les sentiments qui peuvent traverser l'esprit des protagonistes. Et il le fait sans aucune pitié, en utilisant toutes les armes littéraires à l'image des grandes figures intellectuelles qui s'interpellaient par tribunes interposées dans les journaux d'antan. Sa prose a de la gueule. Il sait porter la plume là où ça fait mal. Que ce soit pour raconter le peu de réactions face à une expérimentation en amphi dans une université londonienne sur un chien vivant, que seules deux jeunes femmes dénonceront en portant l'affaire devant les tribunaux. Ou pour narrer une opération de sauvetage menée par le Front de libération des animaux, et je vous assure que sa lecture vous fera passer l'envie d'afficher ce sourire narquois qui se dessine sur vos lèvres à l'évocation du nom de ce Front, parce que bon, tout de même soyons sérieux, ce ne sont que des animaux. Ou encore pour pointer la folie des hommes avec cette course poursuite dramatique aux trousses d'une vache échappée d'un camion dans les rues de Charleville-Mézières, oui cette ville même où naquit un poète. Quatre-vingts pages, trois récits comme autant de pavés dans la mare. Malheureusement, ces mots ne toucheront que très peu de monde, un grain de poussière comparé au rouleau-compresseur en marche. Mais l'espace de quelques heures, le cœur au bord des lèvres et l'estomac révulsé, j'ai rêvé que la littérature pouvait changer le monde.
"Au temps d'avant, le sang des bêtes ça dégueulait sur les trottoirs. On y souillait ses souliers, on entendait les cris des suppliciés. Mais la société avait dû en convenir : toute cette cruauté, toute cette saloperie, la société n'aimait guère cela. On éloigna les tueries des villes et on effaça le mot tueries et on interdit l'entrée aux gens - et les gens de ce pays, celui du prince et du poète, ils ont beaucoup à faire dans cette histoire d'océans, de bactéries et de racines qu'on appelle la vie, alors ils ont fini par oublier que le manger, c'était les souliers chauds de sang".
(chronique publiée sur mon blog : motspourmots.fr)
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