"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Titaua Peu nous emmène dès la première page dans une ambiance, sombre, loin de la Polynésie des cartes postales. Pina, petite fille de neuf ans, moins aimée et moins bien traitée que sa soeur Rosa, quinze ans, beauté à la peau et aux yeux clairs. Parce que pas jolie, plus noire de peau et aux cheveux crépus, elle est une Cosette à la sauce Papeete, sans pour autant être une souffre-douleur.
C'est le récit de la misère au soleil.
Pina, huitième d'une famille de neuf enfants, nous raconte sa vie auprès d'un père indigne, alcoolique et violent, et d'une mère qui ne l'aime pas, nous parle de sa tante Poe, qui aime ses vingt enfants et aussi tous les enfants du monde, et puis Pauro son frère adoré, son dieu, son soutien.
Pina est une géante dans un corps de petite fille. Elle est belle et grandiose, d'une incroyable générosité et une compréhension des choses qui fait montre d'une étonnante maturité tant son acuité sur le monde qui l'entoure est juste.
L'écriture de Titaua Peu est tout en subtilité. Que beaucoup de faits abjects soient juste suggérés nous permet d'assister à toutes ces flétrissures sans se sentir voyeur.
L'Histoire de la Polynésie depuis Matahi, l'ancêtre de Pina, le quotidien, la misère, le rite de la subincision, l'alcoolisme, la prostitution, l'inceste, les violences familiales et celles faites aux femmes, l'homosexualité, l'homophobie, le racisme et la pédophilie - ces poisons du colonialisme, le sexe pratiqué beaucoup trop jeune et comme on respire, la condition féminine, tout cela nous est raconté, sans fard mais avec pudeur. C'est une plongée passionnante dans l'envers du décor, ces choses que tout le monde sait mais dont on ne parle pas.
Et puis il y a tous ces destins entrelacés… et toute cette fureur qui gonfle et court vers l'inéluctable.
Une très belle écriture dont la fluidité vous emporte au gré du courant dans cet endroit qui n'est pas un paradis pour les tahitiens qui ne veulent pas et n'ont jamais voulu être français, parce que les français justement l'ont transformé en enfer pour les natifs.
Je ne suis pas près d'oublier Pina, sa famille et son peuple d'écorchés vifs.
Merci mille fois à Babelio_ Masse critique et Au Vent Des Îles pour m'avoir permis de découvrir ce magnifique et douloureux roman avec ses personnages poignants, ainsi que cette autrice que je vais suivre désormais.
« Mutismes » pour tous ces silences qui ont miné l’âme polynésienne. Tout départ est en soi une fuite. « Mù Tismes » Mù : en tahitien : silence de quelqu’un qui a quelque chose à dire mais se tait.
Ce livre est une urgence de lecture. D’une réussite hors pair, le sujet est sensible. Titava Peu est engagée. Elle pointe du doigt là où ça fait mal. Dans une double lecture, la narratrice conte sa vie et l’idiosyncrasie de la société polynésienne. Ce récit est un saut dans la flaque des non-dits. Sociologique, politique, il est apprenant et lève le voile sur une Polynésie tourmentée par les diktats prégnants et la distance mentale avec La métropole.
« Dans le petit univers que je connaissais, il y avait mes sœurs, mon frère, ma mère et moi. Et autour de nous des remparts… Bien sûr, les cris de maman ont réveillé tout le quartier… C’est à cette époque qu’elle obtint le divorce, non sans mal, car c’était encore chose peu courante à Tahiti. »
La petite famille va s’édifier, sans le père, emblème de violences conjugales et d’un machisme exacerbé.
« Où étaient passés les cris, la violence dont étaient capables ceux qui vous aimaient ? Rien. Mutismes. Comment tuer ce silence ? »
Titava Peu dépeint une île riche de coutumes, de rites, d’habitus mais pas que. Nous sommes en transmutation dans le cœur de la Polynésie. Mouvements, révoltes sourdes. La jeune narratrice est gémellaire avec l’auteure. C’est un emblème fort. Ne pas croire aux îles figées, cartes postales trompeuses, La Polynésie n’est pas que sable, soleil et farniente. Elle est avant tout troublée par les mutismes latents. Une Polynésie écartelée, La métropole trop lointaine, et les couleurs fondent subrepticement. Les voix se taisent. Soupape de sécurité, dignité, repli.
« Mutismes. Le Tahitien n’est pas un grand bavard. Mon pays, il est autre, autrement fait. On ne sait pas aujourd’hui où commence son Histoire, où ont pris fin ses légendes. »
« Mù Tismes ». Notre héroïne combattante, féministe est engagée aux grandes causes. Elle est le symbole polynésien et son discours rassemble les mutismes éclatés.
« Mutismes. Là, les mots n’existent pas, on ne parle pas quand on est paumé. Nous devions être les enfants d’une patrie lointaine et souvent inconnue. » « Ma sœur avait choisi l’oubli. Mutismes. Il y a des choses qu’on ne peut pas penser. »
Amoureuse de Rori, son alter égo, beaucoup plus âgé, convictions siamoises. Lui, l’étendard de ce grand livre, en proie aux turbulences d’une Polynésie qui va se réveiller. Vagues nucléaires contre les rochers, pollution éternelle, le sable se teinte de gris, sursauts et rébellions. Rori est activiste politique révolutionnaire.
« Nous parlions de liberté, de fin des essais, d’opposition. Un Tahitien qui reprend sa terre est un Tahitien libre, et pour la reprendre, il nous fallait empêcher qu’elle soit de nouveau bafouée, souillée. » « Pour moi, mon peuple restait incompris et par la même, il perdait ses propres mots, forcé d’apprendre ceux des autres, maladroitement. Et alors, souvent, il ne reste que des silences. Vàvàhi, détruire, casser, abattre Vàvàhi : en deux syllabes on tua les mots et la raison. Mutismes. »
Ce livre lève le voile sur les torpeurs des oubliés.
« Notre ville brûlait, nous n’avions plus que nos silences. Mutismes. Là-bas les mots sont morts. Maman s’est retournée, elle a pris Rori dans ses bras. »
Étincelles, murmure et rédemption : « Mù Tismes » est le silence gravé sur le marbre. Mutismes, arborescence des douleurs intestines. « Mù Tismes » est percutant, sombre et lumineux à la fois. Douloureux, grave, il est un hommage. Magistral. Publié par les majeures Éditions Au Vent des îles.
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