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J'aime les auteurs qui se mouillent. Qui pondent des pavés et s'amusent à les jeter dans la mare pour voir jusqu'où ça peut éclabousser. Celui-ci est un beau pavé, impressionnant à la pesée mais pas tant que ça en nombre de pages. Le contenu par contre, c'est du très lourd. Le propos est politique, il vise à nous renvoyer une image de notre société telle qu'elle est peut-être déjà pour peu que l'on veuille bien l'observer avec attention et sans détourner les yeux. Le procédé est costaud, celui du roman choral qui dessine peu à peu les liens entre des personnages que l'on apprend à connaître au fil des scènes, lorsque l'auteur leur donne la parole. L'ensemble est captivant, autant par l'atmosphère singulière qui s'en dégage que par sa galerie de personnages invisibles dans la masse, et pourtant magnifiquement incarnés. Anonymes mais traqués nuit et jour par les caméras de surveillance. Une fois entré, difficile de lâcher ce roman qui ne ressemble à aucun autre.
Le cadre est celui d'une grande ville, imaginaire mais inspirée de celles que nous connaissons aux quatre coins de l'Europe. Ce pourrait être Paris, Londres, Bruxelles ou Madrid. Le couvre-feu est en vigueur car il y a eu de violentes émeutes, dans un climat de rejet des politiques en cours. Toute ressemblance avec des événements récents n'est certainement pas fortuite et contribue à composer une atmosphère réaliste, loin de la dystopie. Sur les murs on rencontre souvent l'acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. (lecteur, sois patient, la signification te sera révélée mais pas tout de suite). Taguer, dessiner, écrire sur les murs est devenu un acte fort de résistance. Tout ce qui consiste à sortir de la routine imposée - boulot, conso, dodo - est de toute façon dangereux. Il se passe de drôles de choses. Des clochards sont enlevés dans une camionnette rouge, des étudiants disparaissent. Pendant ce temps, d'autres tentent de vivre, parfois de survivre. Dans un campement improvisé de réfugiés, dans le local poubelle d'un hôtel ou dans des appartements tout confort. Jamais complètement à l'abri des caméras. Le sexe est l'ultime pulsion de vie pour combattre l'élan mortifère, que l'on soit sans abri, sans papier exploité, mari infidèle, femme bafouée ou escort auto-entrepreneuse. Dans les pas de Katya, Cécile, Mél, Jean-Christophe, Ré:al, Rrezon ou Amir, l'impuissance se fait peu à peu ressentir face à une société qui écrase et si peu de mains tendues.
"Bref, on en était là aujourd'hui - incapable désormais de faire la part des choses, de distinguer les extrêmes, ni le chaos de la loi, ni le réel de la fable. La sécurité de la liberté (...) Alors on fermait sa gueule."
Parmi tous les personnages que nous suivons, il y en a un qui interpelle. Il s'appelle Raton, c'est un beau spécimen de mâle dominant qui parvient à tenir tous les autres individus de la colonie en respect et à affoler toutes les femelles. Au début on se demande où l'auteur veut en venir en braquant le projecteur sur lui. Peu à peu, le parallèle devient évident, et la claque laisse un peu sonné. C'est ce qui permet sans doute au contenu de ce livre de faire son chemin longtemps après la fin de sa lecture. Le pavé est tombé dans la mare et les éclaboussures s'accrochent, indélébiles. Ça cogite, ça bouscule, ça questionne. Du costaud je vous dis.
L'homme est-il un rat pour l'homme ? Je serais vous, je réfléchirais avant de répondre. Et je lirais ce roman.
(chronique publiée sur mon blog : motspourmots.fr)
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