"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Un roman sur l’errance et la reconquête de soi
Octobre 1944 : alors que le second conflit mondial touche à sa fin, des milliers de guérilleros issus des maquis pyrénéens rentrent en Espagne par le Val d’Aran dans une tentative désespérée de restaurer la République. Parmi eux, Mateu Canalis, ancien inspecteur de police. L’entreprise tourne vite au désastre. Huit ans auparavant, Mateu avait connu un autre naufrage, personnel et politique, Communiste sincère, amoureux d’une anarchiste victime d’une balle perdue, il s’était transformé peu à peu en serviteur docile d’un État abandonné par les démocraties et devenu l’otage de l’URSS. Témoin et acteur à ce moment-là d’une autre guerre dans la guerre, Mateu trahit ses idéaux, participant à la liquidation des opposants libertaires ou trotskystes dans les sinistres « checas », les prisons staliniennes de Barcelone. La guerre perdue, exilé en Ariège, il sombre dans la boisson. Plus tard, il ira chercher une improbable rédemption dans l’aventure sans issue du Val d’Aran.
Avec une écriture dense et sans concession, Serge Legrand-Vall suit son personnage d’une guerre à l’autre, des journées révolutionnaires de l’été 1936 à l’errance dans la neige et le vent en 1944, pour tenter de le comprendre, parvenir à le rejoindre, dans ses failles, sa déchéance. L’auteur bordelais, qui aime à se définir comme un « espagnol imaginaire », cherche sa vérité dans la fiction : coupé de ses racines, il remet un peu ses pas, à travers cette histoire, dans ceux de l’homme qui pourrait être son grand-père.
François Rahier
Le terme de Reconquista fait généralement référence à la période immédiatement postérieure à 1492, date-clé de l’histoire de la péninsule ibérique qui borne les débuts de la reconquête des territoires conquis par les Musulmans et leur expulsion d’Espagne .Dans ce roman, Serge Legrand-Vall nous incite à porter nos regards vers une autre Reconquista, cette opération militaire menée en 1944 par des maquisards espagnols, issus des rangs du camp républicain , dans le Val D’Aran , région frontalière de la France .Mateu Canalis, l’un des membres de cette expédition , prend part aux combats mais la campagne tourne court :son bataillon est pris dans une embuscade, et il doit rebrousser chemin vers la frontière française .
Le roman s’articule principalement autour de la personnalité de Mateu Canalis, un policier soucieux de bien accomplir son métier, un homme de gauche mais « d’une gauche raisonnable », un fêtard alcoolique, en proie à la tentation permanente de la séduction .La technique narrative est de voir cet homme évoluer dans les années 36-37-38 à Barcelone , celles de la Guerre civile , des combats entre troupes franquistes et républicaines, celles de l’Utopie révolutionnaire ; et les années 44-45 , celles de la libération de la France et de la tentative de reconquête militaire de cette région du Val d’Aran , qui aurait dû être le prélude à une libération de la dictature fasciste de Franco.
Pourtant , en dépit de ses failles dans sa conduite personnelle, nous nous attachons à Mateu, et nous comprenons et partageons ses interrogations .Ainsi touche-t-il du doigt la différence existant entre la justice et l’ordre dans un constat désabusé : « J’ai passé plus de temps à courir après les anarchistes, dans leurs repaires du Raval on de Poble sec où ils noud filaient souvent entre les doigts, pour les coffrer à la prison Modelo, qu’à inquiéter les patrons .Une bonne façon de découvrir la différence entre ordre et justice. »
Cet homme , marqué par l’ambivalence, est aussi attiré par l’utopie , la réalisation d’idéaux révolutionnaires, même s’il est conscient du long délai nécessaire à leur atteinte et à leur réalisation .Il tombe amoureux d’Esperança , une femme éprise de ces idéaux , qui le convainc presque de partager ses idées .Mais au-delà de l’idéologie, c’est son exemplarité qui séduit Mateu et déclenche son amour pour cette femme .Pourtant , Mateu devient complice d’un événement peu commenté de la guerre d’Espagne : l’élimination systématique , sur ordre du NKVD de Staline , des opposants à sa ligne en Espagne , parmi lesquels les militants de la CNT et du POUM, syndicat anarchiste , et organisation politique d’extrême-gauche . C’est le début de la désillusion, des remises en cause de ses convictions : « L’époque de toute la gauche unie contre le fascisme était révolue ; tout comme celle où la presse anarchiste réclamait que le conflit idéologique entre les staliniens et leurs opposants reste mesuré. Les naïfs de mon espèce avaient réalisé avec beaucoup de retard qu’il s’agissait d’une lutte à mort. »
Peu de temps avant son départ de l’Ariège, Mateu est hébergé par Adrien et Jeanne, sa fille institutrice. Ces derniers lui laissent le souvenir d’une France républicaine, résistante, bien disposée à l’égard du réfugié espagnol auquel Mateu s’assimile. Une France bien plus accueillante que celle des années trente, qui avait laissé de biens mauvais souvenirs aux réfugiés espagnols parqués dans des camps d’internement.
Esperança décède sur une barricade dans Barcelone en proie au combat. Mateu finit par emmener Montse, une fille issue d’une liaison avec une autre femme d’extraction bourgeoise, Remei, vers les Antilles françaises, dans l’intention de rejoindre Cuba, où un membre de sa famille a servi durant la guerre d’Indépendance de l’ïle.
Serge Legrand-Vall réussit à nous restituer la dimension humaine de Mateu, ses doutes, ses erreurs, sa propension éthylique, son besoin final de cohérence, ses amours : Esperança, Remei, Jeanne. Il nous introduit, aussi, dans l’une des périodes les plus sombres et les plus controversées de la Guerre civile : cette liquidation des militants de l’extrême-gauche, et cet épisode moins connu de cette tentative d’intrusion militaire en 1944. Deux mérites essentiels de ce roman très réussi dans son atteinte à l’humanité de ses personnages.
Les îles lointaines, lorsqu’elles sont décrites dans des romans, récits de voyage, sont associées à des stéréotypes faciles : l’exotisme, l’étrangeté des mœurs décrites, l’incompréhension apparente de la conduite des autochtones, le mépris aussi.
Dans son roman « La part du requin » Serge Legrand-Vall prend soin de décrire la vie d’Hina et Heetai, respectivement fille et fils d’un marin français déserteur, Alban établi depuis plusieurs années aux Marquises, et d’une indigène .Leur mère a succombé à une épidémie .Ils voient arriver une escadre de guerre dans leur île, en 1842 .Cette arrivée est en fait le prélude à l’implantation française dans les îles Marquises à partir des années 40.
Les mœurs et usages aux Marquises sont très différents de ceux de l’Occident ; ainsi pour l’éducation sexuelle : « Ici, les jeunes gens devenaient à leur adolescence des kai’oi. Ils apprenaient les danses et les chants, récitaient les exploits des anciens et les légendes des dieux. (…) Ils vivaient ainsi hors des tapu, dans une grande maison où ils découvraient aussi les joies qu’apportaient les rencontres des corps. »
Les rapports de pouvoir y sont éventuellement cruels, implacables, et contredisent l’impression d’un observateur superficiel des usages de ces îles : « Contrairement à ce que pouvait croire un visiteur blanc lors d’une brève escale, les Marquisiens ne vivaient pas dans un éden où régnait l’égalité .Un petit groupe de chefs, prêtres et guerriers, détenait terres et pouvoirs .Le petit peuple était à son service. »
Le rapport au temps semble y obéir à des critères bien différents de ceux en vigueur en Occident : « Ici, le temps n’était pas de même nature qu’ailleurs. Il s’étirait et se contractait suivant les lunes et les vents, se fondait dans la nuit des ancêtres, dans l’immensité du ciel et de l’océan. »
Pourtant, les conflits décrits par l’auteur entre les différentes tribus (tribus Tai’oa, Puhi’oho, Tei’i, Hapa’a) et les Français récemment arrivés, vont provoquer, au moins en partie, la signature d’un accord qui entérine la présence des Français aux Marquises. Heetai parvient à échapper aux Français à la fin du roman, prolongeant ainsi sa liberté, sa volonté de sauvegarder son identité de Marquisien.
Le roman de Serge Legrand-Vall est librement inspiré de faits réels, notamment de la prise de possession des îles par l’amiral Dupetit-Thouars en 1842 ; il restitue aussi certains traits des mœurs des îliens, illustrant en cela leur intérêt quant à leur redécouverte et leur reconnaissance. Il éclaire d’un jour nouveau cette confrontation, qui a abouti, par l’introduction de maladies diverses et de l’alcoolisme, à la décimation de la population, puis, plus tard, à sa renaissance partielle.
La rive sombre de l'Ebre La rive sombre de l'Ebre de Serge Legrand-Vall
Au-delà du drame que le roman a choisi de développer, ce que je vois surtout ici est un magnifique hymne à la vie.
Ceci est particulièrement clair à la fin du roman, quand le héros prend la main de Nuria pour la conduire vers des jours meilleurs : dès le début de leur fuite, les rires, les chants et les plaisirs de la vie ont la part belle.
P152 : "elle émit un petit rire, le premier depuis qu'ils étaient partis".
"Ils ouvrirent le sac d'amandes, le pot d'olives et débouchèrent la bouteille de vin en poussant le bouchon avec un tournevis. Ce petit repas improvisé dans la voiture était presque drôle. Il fut heureux de la voir manger avec appétit et boire au goulot."
P153 : "Dans le temps étiré de ce voyage nocturne, ils chantèrent. Un homme était mort, mais ils chantèrent pour chasser leur nervosité". Elle lui apprit les paroles de la chanson "Al vent" et lui en chanta d'autres, en catalan. Il aimait la musique de cette langue dans sa bouche et en redemandait".
Malgré le drame, malgré tous ces morts, malgré la tragédie de l'Espagne, "effarante par ses armée de morts", le plaisir de vivre est bien là ! Et Antoine l'a bien compris :
P163 : "La mort ne l'effrayait pas, mais il y avait mieux à faire. Vivre. Et emmener avec lui la mémoire, comme un précieux butin."
L'auteur nous rappelle la force incroyable de la vie, qui arrive à trouver son chemin dans la plus noire des histoires.
Ici, celui qui conclut sa quête, (lui qui est parti sur les traces de son père géniteur), celui qui vient le sauver et le tirer de sa lutte dans le brouillard, c'est.... son père, pas celui qui lui a donné la vie, mais celui qui l'a fait vivre et avec qui la vie continuera.
"son père" : ce seront les deux derniers mots du roman. No más...
La boucle est bouclée... Magnifiquement !
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Il y a une composante dans ce roman dont j'aimerais parler.
Elle était déjà bien présente dans "les îles du Santal" mais j'y ai été plus sensible ici, peut-être parce que je la connaissais, parce que je l'ai reconnue, sous toutes ses formes, étant d'origine catalane :
c'est l'odeur, ...les odeurs.
En fait, il me semble qu'elles sont au cœur même de l'essence de ce roman, qui, grâce à elles, "sent bon l'Espagne".
On pourrait presque leur accorder la place d'un personnage qui intervient de façon significative pour enrichir le roman à plusieurs niveaux. J'en ai détaillé 4 :
1 - Les odeurs viennent compléter la vision du quotidien.
2 - Elles sont en interaction avec les personnages
3 - L'odeur a la vedette de l'action.
4 - Les odeurs s'inscrivent dans l'essence du roman dont elles soulignent la spécificité.
1/ Les odeurs viennent compléter la vision du quotidien
P35 : les fromages aux odeurs fleuries
P40 : l'odeur de linge propre, de fleurs séchées et de vieux bois.
P78 : odeurs de résine et de poussière.
P98 : l'odeur d'aubergine et de tomate confite, lard et oignon
P135 : l'air était rempli des odeurs fraîches de la rivière et des murmures du courant.
2/ Elles sont en interaction avec les personnages
P81 : "une assiette de pain, tomates, olives et serrano, arrosée d'un vin parfumé du Priorat qui l'avait mis de bonne humeur." (à Lérida)
P115 : "il avait respiré ses cheveux, un parfum doux de fleurs séchées, d'immortelles. Il en avait ressenti un plaisir aigu." (Nuria)
P137 : en parlant du père de Nuria : "Antoine sentit son odeur âcre de transpiration et de tabac". (Connotation négative qui sent le rejet et le dégoût.)
3/ L'odeur a la vedette de l'action.
P85 : (au début de la 2ème partie) C'est l'odeur de fumée qui réveille Antoine, quand la maison du vieil Appolo brûle.
"Une agitation confuse et une odeur de fumée. Non, de brûlé. A cette pensée, il s'éveilla d'un coup. L'odeur était bien là, réelle."
4/ Les odeurs s'inscrivent dans l'essence du roman dont elles soulignent la spécificité.
P81 : On est en Espagne, et les odeurs apportent à Antoine la conscience d'être en terre étrangère.
"La fraîcheur était tombée, mais elle n'avait rien à voir avec le froid vif des soirées pyrénéennes. Par la fenêtre de la portière ouverte, Antoine respirait des odeurs étrangères, mates, grasses. Des odeurs lourdes de secrets envasés, entraînés par les flots lents. Des odeurs minérales aussi, venues de ces roches grises qui portaient un manteau d'arbres maigres et tortueux."
("secrets envasés", les flots lents" = qui ont emporté le père d'Antoine et emporteront celui de Nuria.)
("roches grises" "arbres maigres et tortueux" = cette partie de l'Espagne.)
Conclusion :
A mon avis, ces odeurs que l'auteur décline si bien à l'infini sont une des marques, (si ce n'est LA marque) de son ADN littéraire. ... Incontournables !
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