"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
A partir d’une simple histoire d’amour, analyser de fond en comble la société américaine : c’est le tour de force que réussit Nathan Hill dans cet ample et passionnant roman de près de sept cents pages.
Elizabeth et Jack sont étudiants lorsqu’ils se rencontrent à Chicago. Lui vient de la campagne profonde du Kansas et rêve de percer dans les arts plastiques. Elle, en rupture avec sa famille bourgeoise, s’intéresse à la psychologie cognitive et aux neurosciences. Leurs aspirations contestataires et leur vie bohème les rapprochent, c’est le coup de foudre. Deux décennies plus tard, leur quartier s’est gentrifié et leur vie professionnelle stabilisée, à huit ans leur fils Toby déjoue toutes leurs théories éducatives et le couple s’apprête à acheter un nouvel appartement configuré pour lui permettre de faire chambre à part. Quand s’est donc éteinte la mélodie du bonheur ?
La première grande force du roman tient en la crédibilité des personnages et en l’exploration de leur psychologie profonde. Réunis par leur détermination à sortir de leurs milieux respectifs, persuadés de leur anti-conformisme alors qu’ils ne font qu’exorciser les fantômes de leur enfance, ils projettent sur ces atomes crochus le mythe de l’amour parfait et éternel jusqu’à ce que leur embourgeoisement vienne justement saper ce qui précisément les rapprochait. Nathan Hill excelle à souligner les déterminismes initiaux et les malentendus qui en découlent, l’amour et le couple semblant fonctionner exactement comme les placebos dont Elizabeth s’est faite la spécialiste dans son institut du bien-être, c’est-à-dire par l’autosuggestion et l’envie de croire aveuglément aux mythologies du bonheur auxquelles la société nous biberonne.
Des mythologies qui sont loin de se cantonner à l’amour, puisque, étendant le raisonnement, l’auteur déploie ce qui s’impose comme l’autre force du roman : le décorticage des phénomènes qui font la société contemporaine, comme l’envahissement des pratiques numériques et la propagation algorithmique des pseudo-informations complotistes sur les réseaux sociaux, la tyrannie du bonheur et tous les faux-semblants qu’elle traîne dans son sillage, ou encore l’impasse des discours post-modernistes. Précis et factuel, le texte n’oublie rien des dernières mutations, tendances et façons de penser, et si l’ensemble, d’un pessimisme froid malgré l‘humour, peut souvent sembler d’une sécheresse quasi médicale, l’on reste impressionné par l’ampleur et la clarté de cette analyse si évocatrice et instructive.
Miroir impitoyable d'une époque abusée encore loin du bout de ses mutations numériques, un roman qui décrypte magistralement les désarrois et le mal-être d'une société qui, derrière les façades riantes affichées sur les réseaux sociaux, semble ne jamais avoir été moins heureuse. Coup de coeur.
Une intéressante fresque sociale et sentimentale des années 1990 à nos jours ; couronnée par le Grand Prix de Littérature Américaine 2024.
Depuis sa naissance en 1975 dans l’Iowa et durant toute sa jeunesse, Nathan Hill a déménagé plusieurs fois ce qui pourrait expliquer toute la finesse de description de la société américaine de son livre. Son père les ayant baladés à travers le pays, il a observé et su restituer le fonctionnement et la psyché des humains.
Diplômé en journalisme et doté d'une maitrise d’écriture créative, eux-mêmes suivi par une période d’enseignement en Floride puis dans le Minnesota, il semble avoir peu à peu affuté son couteau et peaufiné sa prose. Ce livre plaira et intéressera pas mal de lecteurs et de passionnés de littérature américaine. Mais il peut tout aussi bien déranger et être jeté dans un coin de la bibliothèque.
L’histoire et cette manière que l’auteur a d’aborder le thème de la romance est également intéressante. Les deux protagonistes, elle étudiante en psychologie, lui photographe indocile, s’épient, se jaugent en douce. Mais lorsqu’Elizabeth rencontre Jack ça fait Tilt et le feu prend à tous les étages. Un feu qu’ils sont convaincus de pouvoir faire brûler jusqu’au bout du bout. Qu’importe les différences d’ambition et de finalité, l’amour triomphera. Oui mais, vingt ans plus tard, l’acquisition d’un appartement sur plan secouera cette famille qui s’est entre-temps agrandie d’un fils tyrannique et humainement moche.
L’autre versant de l’histoire c’est cette Amérique profonde, ce Chicago grandiose au début du livre et dont la beauté s’éteint au fil de l’amour qui diminue. L’auteur a su créer cette ambiance que beaucoup d’entreprises nous ont également connue dans leur vie : celle d’un amour qui s’étiole et de la vie alentour qui défaille pareillement. Le rythme de l’un se mêle au rythme de l’autre. Notre amour peut tout illuminer mais aussi tout effacer au point où nous ne voyons même plus la beauté du monde que nous avons la chance de regarder, de côtoyer. L’auteur est à la fois sensible à la vie des habitants de cette planète mais tout autant à celle du sentiment amoureux.
670 pages (ma nièce rajouterait « écrits avec une police d’écriture serrée ») qui n’ont en fait que peu de chose en commun avec le titre ‘’Bien-être’’, je dirais même qu’il est ici en opposition avec sa signification première.
L’analyse sociologique se fond totalement dans le regard des personnages. Le contenu est celui d’un sociologue mais les phrases sont celles d’un être profond. Il peut prendre vingt pages pour nous parler d’Elizabeth qui essaie de faire manger son enfant ou presque autant pour parler du régime de son homme, puis il trouvera quelques phrases d’une densité imparable. Je l’ai accepté mais pourrais aussi comprendre que certains abandonne cette lecture.
Le style est certes particulier, quelquefois déstabilisant, parfois un peu longuet dans les descriptions, mais n’est-ce pas là la marque d’un petit chef-d’oeuvre ?
Dans son livre, Nathan Hill passe en revue de multiples thèmes liés au sentiment amoureux. Il passe des illusions perdues du libéralisme à la récente béatification de la gentrification, de la notion de parentalité à celle d’un esprit libre et ainsi de suite.
Vivre avec l’autre n’est pas chose facile, le tout est de le savoir, le tout est de l’admettre.
Citation, une seule mais reflétant assez bien cette oeuvre :
« Ah oui bien sûr, la courbe en U : elle y avait souvent fait référence ces derniers temps, chaque fois que Jack la bousculait de cette façon-là. Un phénomène bien connu de certains économistes et des psychologues comportementaux, selon lequel, sur une vie, le bonheur avait tendance à suivre un schéma familier : les gens étaient plus heureux dans leurs jeunes années puis pendant leur vieillesse que pendant les décennies du milieu. Le bonheur était à son maximum autour de la vingtaine, puis à nouveau vers soixante ans, mais il touchait le fond entre les deux. Et c’était là que Jack et Elizabeth se trouvaient en ce moment, au fond de cette courbe, au milieu de leur vie, période qui s’illustrait beaucoup moins en réalité par les fameuses « crises de la quarantaine » (un phénomène finalement plutôt rare puisque seulement 10 % des gens affirmaient en vivre une) que par sa lente et déroutante glissade vers une insatisfaction et une frustration chroniques. C’était, Elizabeth insistait bien là-dessus, une constante universelle : la courbe en U concernait aussi bien les hommes que les femmes, les couples mariés que les célibataires, les riches que les pauvres, les actifs que les inactifs, les diplômés que les non-diplômés, les parents que les sans-enfants. Quel que soit le pays, quelles que soient la culture et l’origine ethnique, des décennies d’études démontraient scientifiquement qu’en milieu de vie les gens portaient en eux, en permanence, un sentiment qui, statistiquement parlant, était semblable à la perte d’un être cher. Voilà ce qu’on éprouvait, soutenait
Du plus loin que je me souvienne j’ai toujours aimé les grands romans américains. Leur densité aussi effrayante que réconfortante, promesse de longues heures de lecture à venir. Leurs personnages, complexes et finement ciselés. Leurs histoires foisonnantes qui ont le don de nous captiver en quelques pages et dans lesquelles on adore se perdre. Leur capacité enfin à décrire une époque, à en disséquer les ressorts, pour nous enrichir et nous pousser à la réflexion. Et ce roman, qui coche toutes ces cases ne vole pas la pluie d’éloges qu’il recueille depuis sa sortie.
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Çà commence par un coup de foudre. Entre Jack et Elisabeth, c’est une attirance mutuelle, une évidence, un embrasement. Tous deux étudiants, ils sont pourtant dissemblables. Elle est scientifique, il est un artiste. Elle est issue d’une lignée de bourgeois, il vient d’une famille modeste du Kansas. Mais tous deux sont venus à Chicago pour « devenir « orphelins, pour se défaire de leur incompatible famille de naissance et en créer une nouvelle avec des voisins de quartiers sur la même longueur d’onde qu’eux ».
Vingt ans plus tard, devenus parents, qu’est-il advenu de leurs rêves ? Leur couple a-t-il résisté à l’épreuve du temps, à l’usure qu’il impose et à l’éteignoir qu’il pose sur les passions ? Et c’est l’achat de leur « appartement pour la vie » qui devient le catalyseur de toutes les frustrations enfouies. Ou quand un banal acte du quotidien vient réveiller des rancœurs et fragiliser l’équilibre d’une vie.
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C’est le point de départ de cette foisonnante histoire mais ce ne serait pas lui rendre justice que de la réduire à cela. Bien sur Nathan Hill nous parle du couple, depuis l’alchimie de la rencontre jusqu’à ses vacillements attisés par le poids de la routine, par les reproches accumulés. Il nous dit les affres de la parentalité, l’écart inévitable entre idéal et réalité, pression sociale et souci d’exemplarité. Mais avec finesse et subtilité, notamment dans l’alternance des temporalités, c’est surtout le poids de l’héritage familial qui traverse le récit et lui donne toute sa profondeur. Comment se construire avec des parents compliqués, comment s’émanciper des schémas dans lesquels on nous a rangés ou enfermés, comment dépasser les traumatismes de l’enfance, et comment ne pas reproduire les erreurs dans son propre couple, sa propre famille, et faire la paix avec son passé ? C’est passionnant et cela nous renvoie forcément sur nous-mêmes sans que pour autant cela ne soit pesant ou pseudo psychanalytique. Une réflexion brillante qui m’a vraiment emballée.
Mais je serai incomplète si je ne citais pas la multitude de sujets abordés par l’auteur : le mépris de classe et le fonctionnement des placebos, la gentrification des quartiers populaires et le fonctionnement des algorithmes de facebook, les techniques de brûlages dans les grandes plaines ou encore les moyens de pimenter la vie sexuelle d’un couple un peu endormi. Annoncé ainsi tout cela semble incompatible et pourtant tout s’imbrique, rendant la lecture aussi surprenante qu’addictive. Quant au ton, à l’écriture, elle est tour à tour émouvante, précise, et incisive. Elle se fait même franchement drôle à plusieurs reprises, donnant au lecteur une respiration bienvenue quand le sujet se fait trop grave.
Bref, c’est une vraie réussite. Pour être tout à fait honnête je dois concéder une impression de longueurs dans le milieu du récit, qui aurait mérité quelques coupes, mais la fin qui voit tous les fils se relier efface largement ce sentiment passager. La découverte d’un grand auteur. Et vous, qu’en avez-vous pensé ?
Si je laisse de côté une belle tendinite à l’épaule qui s’est rappelée à moi lors de la lecture de ce pavé (pas loin de 700 pages quand même), j’ai vraiment adoré ce roman. Un VRAI roman, j’allais dire comme on ne sait plus en faire, bien épais avec des personnages aux portraits extrêmement fouillés et une construction astucieuse qui dévoile petit à petit tout un tas d’informations permettant de mieux comprendre l’origine de leur comportement… C’est là qu’on voit que Nathan Hill est vraiment un conteur virtuose qui nous fait vivre pleinement l’enfance de ses deux personnages principaux, un peu à la manière des récits du XIXe : là, on est complètement embarqué, impossible de lâcher prise. Je ne parlerai pas non plus (belle prétérition) de la recherche documentaire vertigineuse qui a précédé l’écriture de ce texte, le rendant vraiment passionnant. Les thèmes abordés, dans une perspective scientifique et sociologique, sont multiples et riches : éducation, relations amoureuses, couple, effet placebo, fiction, algorithmes... Les analyses se mêlent subtilement à la fiction sans jamais peser et les grands mythes passent à la moulinette de la déconstruction...
J’ai aimé aussi l’humour omniprésent … Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas autant ri en lisant un livre ! Cette satire de notre monde moderne est vraiment jubilatoire... (pour celles et ceux qui l’ont lu, je pense, entre autres, aux pages évoquant la façon dont le père de Jack découvre Facebook et le monde d’Internet… HILARANT !!!)
Et enfin, l’humanité et la poésie de ce roman m’ont beaucoup touchée.
Bref, lire ce roman, c’est être porté par une histoire qui nous tend un miroir : on rit de nous-même et des autres, des fictions qui nous font vivre et qui nous aident à supporter notre pauvre humanité. Mais l’on apprend aussi à accepter d’être ce que l’on est …
Je vous laisse faire connaissance avec Jack Baker et Elizabeth Augustine… Nous sommes dans les années 90 à Chicago. Leurs appartements se font face. Ils s’épient, ont follement envie de se rencontrer et de s’aimer…
Un roman brillant et un pur bonheur de lecture.
Gros coup de coeur !
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