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Les Enfants perchés de la Révolution
Paris, le 21 avril 1789, des affiches sont placardées sur les murs du Faubourg Saint-Antoine. Le Roi annonce que les États-Généraux, qui ne s’étaient pas réunis depuis 1614, se tiendront à nouveau, une fois les cahiers de doléances établis.
Au milieu de la foule d’artisans et d'ouvriers venus aux nouvelles, se trouve Michel. Avec son père, tailleur de profession, ils écoutent toutes les récriminations de la population parisienne. En effet, à la suite de conditions climatiques désastreuses, le prix du blé et par conséquent de la farine et du pain, a doublé alors que les salaires de misère n’ont pas bougé.
Un seul homme semble comprendre les malheurs du peuple. Le duc d’Orléans, cousin de Louis XVI. Son esprit réformateur le conduit à penser que la monarchie absolue n’est plus le régime politique adapté à cette fin de 18e siècle.
C’est alors que les soldats du roi interviennent pour mater ce rassemblement. Ils tirent sur la foule qui s’éparpille et Michel se retrouve seul. Son père a disparu et se voit placé à l’Hôpital des Enfants-Touvés.
Mais l'enfermement ne convient pas à cet enfant brillant, qui ne rêve que de mécanismes et de serrurerie.
Une rencontre inattendue avec une certaine Charlotte et son rat Edgar va modifier la destinée de Michel et c’est depuis les toits de Paris qu’il va dorénavant pouvoir observer les changements auxquels le Royaume de France se prépare.
Humour et Histoire peuvent faire bon ménage, et ce premier tome des Enfants perchés de la Révolution en est le parfait exemple. Jean-Sébastien Bordas a fait la part belle au dynamisme, en raison des nombreuses onomatopées parsemées dans le récit et au mouvement qui accompagne les personnages et les objets.
Un dossier documentaire très intéressant complète cette histoire qui a le mérite de débuter dès le début de 1789.
Ainsi, on peut s’attendre à découvrir, avec cette nouvelle série, le déroulement complet de ce qui devint la Révolution française et qui servira d’exemple politique à de nombreux autres pays.
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les Enfants perchés, ça révolutionnera..
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Une nouvelle série qu’on suivra…
Qui ne connaît le fameux tableau de Géricault ? Il est ancré dans notre mémoire collective au même titre que La Joconde ou La liberté guidant le peuple.
Mais qu ‘en est-il des circonstances du naufrage ? Dans quelles conditions le tableau a-t-il vu le jour ?
C’est ce que nous révèlent la plume de Jean-Christophe Deveney et le pinceau de Jean-Sébastien Bordas dans l’album magistral « Les naufragés de la Méduse » paru chez Casterman.
Alors empruntons le quai des bulles et embarquons dans cet ouvrage où s’entremêlent deux récits : l’histoire d’un fait divers dramatique, le naufrage et celle de la genèse du tableau avec en toile de fond le contexte socio-politique de l’époque et les deux faces de Théodore Géricault : l’homme et le peintre..
Entrée en matière
L’album s’ouvre sur les retrouvailles de Géricault avec le peintre Vernet et le Colonel Bro, fervent bonapartiste. L’artiste qui rentre d’Italie leur fait part de son projet : réaliser un tableau sur le naufrage de la Méduse.
« Je me suis procuré le témoignage que deux des survivants viennent de publier. Il y a tout ce que je cherche dedans : la violence, la folie ... L’’ ESPOIR !!!r»
Ainsi débute une longue quête de la vérité parsemée de doutes et de questionnements qui va bouleverser sa vie ...
Le naufrage de la Méduse : un récit maritime
Le 13 juin 1816, La Méduse, navire amiral d’une flottille de 4 vaisseaux lève l’ancre et quitte l’île d’Aix, destination le Sénégal récemment rétrocédé à la France par l’Angleterre.
A son bord : le futur gouverneur du Sénégal et sa famille, des fonctionnaires coloniaux parfois accompagnés également des leurs, quelques scientifiques dont Alexandre Corréard jeune cartographe et géographe et Jean-Baptiste Savigny, aide-chirurgien de la marine et surtout des soldats.
Le commandement de la Méduse a été confié à un noble qui n’a pas navigué depuis 25 ans : Hugues Duroy de Chaumareys dont l’incompétence et les erreurs vont entraîner la tragédie que l’on connait. Le 2 juillet, La Méduse s’échoue sur un banc de sable à 80 km des côtes africaines. On va tenter de la sortir de ce piège, et pour cela construire un radeau afin d’y déposer tout ce qui pourrait alléger la frégate. Malheureusement cette tentative est vouée à l’échec. On sera contraint d’évacuer. Il n’y pas assez de place dans les canots occupés par le personnel de la colonie, les officiers et l’équipage. Les autres passagers, majoritairement des soldats vont donc s’entasser sur le radeau. Leur calvaire durera 13 jours. Quand le brick L’Argus viendra leur porter secours, sur les 150 occupants, il n’en restera que 15 dont 5 mourront peu après.
L‘illustration
Le choix de l’aquarelle est extrêmement judicieux pour ce type de récit.
Cette technique permet de mettre en valeur la mer sous ses différents aspects.
On peut y voir aussi un hommage à Géricault, aquarelliste hors-pair, initié à cet art ainsi que son ami Delacroix lors d’un voyage en Angleterre.
Ici, le procédé permet d’adoucir les scènes les plus dures. L’épisode du cannibalisme entremêlant réel et hallucinations est traité avec beaucoup de pudeur et de subtilité.
Se dégage également l’extrême talent de Jean Sébastien Bordas dans la mise en couleurs et l’expressivité des personnages.
L’illustration est toujours juste, au service de la narration. Beaucoup de moments forts. Quelques planches sont vierges de tout phylactère : les tempêtes, le cannibalisme, l’apparition de l’Argus, la création fiévreuse de l’artiste.
Un de mes moments préférés : La première vignette de la page 89 qui par sa composition préfigure le tableau futur. La corde qui reliait le radeau au canot précédent vient d’être rompue. Les naufragés, formant une pyramide sous l’effet de la perspective, nous tournent le dos et regardent, incrédules, les canots s’éloigner.
« C’est impossible ! Ils vont faire demi-tour ! Ils ne peuvent pas nous laisser là ! »
La narration :
Ce n’est pas la première bd qui traite du naufrage et de la genèse du tableau,
Giroud et Mezzomo l’avaient déjà en fait en 2016 avec Géricault dans la collection Les grands peintres chez Glénat.
Le procédé était toutefois différent. L’ouvrage comprenait 2 parties. La première, en 8 planches seulement, relatait le naufrage, la seconde consacrée à Géricault était quelque peu romancée avec, sur fond d’espionnage, l’introduction d’un personnage fictif.
Ici, toute la force et l’originalité de la narration tient dans l’enchevêtrement, tout au long de l’album, des deux histoires qui tendent à être au plus près de la vérité.
C’est extrêmement vivant, les personnages nous sont proches et nous les suivons dans le feu de l’action.
Nous sommes tour à tour témoins aux côtés de Léon le jeune mousse découvrant la vie sur un bateau, admirant les marsouins avant de vivre l’horreur absolue, puis nous menons l’enquête avec Géricault, désireux de savoir comment et pourquoi une telle tragédie a pu se produire, pénétrons enfin dans de son atelier pour assister à la création de ce qui deviendra son chef-d’œuvre.
Nul doute que les auteurs ont accompli un fabuleux travail de documentation pour arriver à un tel résultat! Mise en abyme de nos bédéistes enquêtant sur Géricault enquêtant …
L’alternance des deux récits nous permet également de prendre conscience du temps qui s’écoule et de mieux appréhender la notion de durée et d’intensité dans le calvaire des naufragés. C’est aussi l’opportunité pour le lecteur de prendre un peu de recul par rapport à la cruauté de certaines scènes.
Après l’achèvement du tableau et son exposition survient l’épilogue : «J‘ai besoin de recul et de repos» dira Géricault. Suivront trois pages muettes où quittant Paris, il voyagera en compagnie de ses fantômes...
Géricault: L’homme et l’artiste
Artiste romantique qui mourra jeune, Géricault est fasciné par les chevaux et les faits divers tragiques. Rien d’’étonnant donc à ce qu’il se passionne pour la Méduse. Outre le naufrage du navire, c’est le naufrage de Géricault qui est dépeint ici. On suit l’évolution du dandy romantique fraichement rentré de Rome, friand de fêtes avec ses amis développer une obsession quasi mortifère pour le radeau, sombrer peu à peu dans la solitude aux bords de la folie.
Il est question ici de ses amitiés avec le peintre Vernet, le tout jeune Delacroix ainsi que de ses relations à sa famille. Si le père reste très peu présent et n’interviendra qu‘à des moments clés et dramatiques de l’intrigue, il est beaucoup question de ses relations de plus en plus tendues avec son oncle, d’autant plus que Géricault entretient à son insu une relation adultérine avec Alexandrine, la seconde épouse de celui-ci. Les histoires d’amour finissent mal en général ...
Les 3 étapes de la genèse du tableau sont minutieusement décrites : travail de recherche, travaux préparatoires puis réalisation.
Pour cela, le peintre va rencontrer 2 survivants Corréard, puis Savigny, avoir accès aux documents du procès du commandant par l’intermédiaire d’un mystérieux informateur «pour l’honneur de la marine et la révélation de la vérité » , faire construire un modèle réduit de la machine – c’est ainsi que ses occupants appelaient le radeau -, fréquenter l’hôpital voisin afin d’étudier de près la carnation des cadavres.
«Personne n’a vraiment mesuré l’horreur qu’ils ont vécue. C’est de cela dont je veux rendre compte... Et il faudra qu’on y sente l’espoir malgré tout… L’héroïsme peut-être» déclarera-t-il à Alexandrine.
Il accouchera du tableau dans la douleur ,,,
Le contexte historico-politique
Ce naufrage est lié au contexte politique de l’époque.
C’est à la faveur de la Restauration que Chaumarays, monarchiste, obtiendra le commandement de La Méduse.
Les Cent jours ne sont pas loin et monarchistes et bonapartistes s’opposent en société comme sur le navire.
Cette opposition sera notamment illustrée par les rapports de plus en plus tendus que Géricault entretiendra avec son oncle monarchiste convaincu qui va tenter à maintes reprises de lui faire abandonner son projet.
C’est également en raison de cet antagonisme, afin de discréditer les royalistes, que le rapport destiné au ministère de la marine fuitera dans la presse qui se hâtera d’en publier les extraits les plus horrifiques ce qui va frapper l’opinion publique.
Enfin, les républicains et les bonapartistes voudront faire du tableau le symbole du naufrage de la Restauration. Son titre étant réfuté, il sera présenté au salon de 1819 sous le titre «Scène de naufrage».
Ce tableau qui à l’instar de toute peinture historique a un message politique sera étiqueté romantisme révolutionnaire et aura ses partisans et ses détracteurs.
Géricault qui connaît parfaitement les codes de la peinture d’histoire va la désacraliser en faisant d’un fait divers une allégorie de l’espoir.
Il inspirera des artistes contemporains tels Bansky qui a peint « son » radeau de la Méduse à Calais pour montrer la détresse des migrants ou C215 qui indique faire référence au tableau quand il dessine sur un gilet de sauvetage le visage de la nageuse Yusra Mardini qui a sauvé des Syriens qui, comme elle, fuyaient leur pays afin de rendre compte de la dignité de l’être humain qui malgré tout s’accroche.
Des questions encore tellement d’actualité
Sont aussi abordées les questions relatives au colonialisme, à l’esclavage, au racisme.
Alors qu’en réalité il n’y a qu’un seul noir sur le radeau, Géricault en représentera trois, sa façon à lui de défendre la cause abolitionniste. Lors d’une séance de pose de Joseph originaire de Saint-Domingue, qui a servi de modèle pour les 3, Géricault dira, en parlant de l’atelier de Vernet :
«Son atelier regorge de prétendus progressistes qui refusent aux peuples le droit à l’émancipation. Notre époque est hypocrite. On abolit la traite mais pas l’esclavage… »
Pour illustrer le racisme, on peut se référer à l’explication du colonel Bro désignant les responsables du cannibalisme : «Les nègres évidemment ! Il y en avait assez sur le radeau pour inciter les autres à suivre leurs mœurs cannibales. »
Les auteurs nous incitent également à réfléchir sur notre comportement lorsque nous sommes confrontés à des conditions extrêmes.
Géricault à Savigny :
Vous n’avez qu’été humain dans une situation qui ne l’était pas. Et c’est cela que je veux peindre, Vous êtes un survivant de cette tragédie... Mais en aucun cas il ne s’agit d’une forme de victoire. Sur ce radeau ... je ne vois que des vaincus. »
Jean-Christophe Deveney et Jean-Sébastien Bordas nous ont embarqués dans un terrible voyage durant lequel nombre de transgressions ont été commises par les naufragés mais aussi par le peintre dans un album passionnant où l’inhumain est décrit avec humanité.
Nul jugement ici, mais une incitation à la réflexion.
« Nous sommes une seule humanité et le radeau est là pour témoigner de toutes ses souffrances.»
J'ai beaucoup aimé cette BD qui traite du tableau des naufragés de la méduse. Personnellement je ne connaissais pas l'histoire tragique de ce naufrage. Un très beau livre.
Dans le salon rouge du Louvre trône en majesté un tableau aux dimensions imposantes : « le radeau de La Méduse », l’un de plus grands de la collection, l’un de plus célèbres du musée. Mais souvent, dupés par l’esthétique assez classique qui rappelle Michel-Ange dans la peinture des corps, les spectateurs se méprennent et croient avoir affaire à un épisode biblique ou antique. Grâce au roman graphique « Les Naufragés de la Méduse » de JS Bordas et JC Deveney , un one-shot imposant de 176 pages en couleurs directes paru chez Casterman, on apprend tout sur l’origine de cette œuvre. L’album raconte, en deux récits entrecroisés, le naufrage réel de la frégate La Méduse et le naufrage émotionnel du peintre Géricault qui va se plonger dans ce fait-divers pour en tirer une toile d’actualité au détriment de sa vie personnelle et de sa santé.
Un fait-divers célèbre :
Le 17 juin 1816, la frégate la Méduse quitte l’île d’Aix pour le Sénégal. Nous sommes au début de la Restauration , après les 100 jours, et son commandant, Hugues Duroy de Chaumareys un ancien émigré qui n’avait pas navigué depuis 25 ans, multiplie des erreurs de navigation et finit, le 2 juillet, par échouer son navire sur un banc de sable au large de la Mauritanie. Pour le désensabler on construit en hâte un radeau de 20 m par 12 qu’on surnomme « la machine » sur lequel on place les canons, et tout ce qui peut alléger la frégate. Mais c’est un échec. On décide d’évacuer trois jours plus tard et, tandis que les notables s’installent dans les canots, le gros de la troupe et le bas-peuple s’entassent à 147 sur « la machine » remorquée par les autres embarcations. Comme le radeau est trop lourd, Chaumareys donne l’ordre de couper les amarres et cette immense « machine » dérivera treize jours durant sans eau, sans vivres. Mutineries, accès de folie, massacres organisés, noyades et scènes de cannibalisme se succèdent dans l’horreur.
Le 17 juillet, le brick « l’Argus » recueille les survivants. Ils ne sont plus que quinze. A leur retour, deux d’entre eux, Corréard et Savigny, publient leur témoignage qui provoquera une véritable tempête. Le jeune peintre Géricault revient au même moment d’un séjour en Italie. Il est à la recherche du sujet de sa prochaine toile et perçoit d’emblée le potentiel de ce triste fait-divers. Il se met donc en tête de rencontrer les survivants pour mieux comprendre ce qui s’est passé …
Une enquête minutieuse et une mise en abyme
Durant plus de quatre années, les deux auteurs, JS Bordas et JC Deveney, se sont consciencieusement et abondamment documentés comme l’indiquent leurs remerciements : ils ont eu recours à l’expertise de Denis Roland conservateur du musée de la marine à Rochefort et à celle de Bruno Chenique spécialiste de l’œuvre de Géricault. Au départ, ils pensaient ne raconter que l’histoire du naufrage mais ils ont décidé d’y adjoindre le personnage du peintre et sa quête afin de pouvoir retranscrire de façon plus originale le récit du fait-divers et éviter de montrer des scènes racoleuses en les racontant par ce biais à la place. On a donc un récit cadre : les recherches de Géricault et la genèse de son tableau à partir de fin 1817 et un récit encadré : le voyage de la frégate, son échouage et la vie sur le radeau en 1816. On passe de l’un à l’autre dans un savant montage alterné qui conserve une très grande lisibilité grâce à un code chromatique spécifique : les pages de 1816 sur le bateau et le radeau , en plein soleil, sont plutôt présentées en couleurs chaudes tandis que celles du Paris de 1818 sont composées dans des tonalités froides.
Ainsi, après l’embarquement qui permet la présentation des principaux protagonistes du fait-divers issus de couches diverses de la société où des nobles et des civils - les futurs notables de la colonie et leurs serviteurs parfois de couleur- côtoient des troupes qui formeront la garnison du comptoir en plus de l’équipage, on a l’exposition des dissensions qui règnent dès le départ sur le bateau entre des personnes de tous bord politiques (ultras monarchistes, bonapartistes nostalgiques, et même républicains). Puis nous découvrons l’histoire des naufragés en même temps que l’artiste dans une focalisation interne au gré de ses recherches et de ses conjectures. Parfois de nouveaux narrateurs prennent le relais : ainsi le mystérieux informateur du ministère de la Marine permet d’effectuer la transition entre le récit cadre et le récit encadré. Cette variation permet à la fois d’éviter une vision univoque et un exposé monotone et didactique.
En effet, Géricault, passionné d’exactitude, se lie avec Corréard et Savigny qu’il interroge et représente sur son tableau au pied du mât tout comme il rencontre Valéry Touche-Lavilette le charpentier du radeau dont il fait le portrait et qui lui construit une maquette de la machine. Enfin, il a affaire à un mystérieux informateur qui, voulant laver l’honneur de la marine française, lui fournit les minutes, classées confidentielles, du procès de Chaumareys.
Les pièces du puzzle s’emboîtent petit à petit. Théodore remet ainsi en cause les témoignages des deux survivants en en découvrant les zones d’ombre et les incohérences grâce aux discussions qu’il a avec sa tante Alexandrine. Ce qui permet dans la narration du fait-divers de montrer un Corréard un peu fat qui, tout scientifique qu’il est, confond des marsouins avec des dauphins, rechigne à prendre ses quartiers près des soldats et refuse de prendre place sur le radeau au moment de l’évacuation ; puis, lorsque Géricault le rencontre, le côté histrionique du personnage est souligné ce qui écorne l’image hagiographique que le survivant donne de lui-même dans son témoignage. De même, dans une conversation avec Savigny lors de la soutenance de thèse de ce dernier, Géricault met en doute la théorie du jeune médecin sur la « calenture » qui les disculpait bien commodément…Puis, lors de ses discussions avec ses amis sur l’événement, il réfute les propos racistes de l’un d’eux qui prétendait que le cannibalisme sur le radeau avait été initié par les Noirs qui s’y trouvaient. Géricault se bat donc constamment durant son enquête contre les préjugés, les légendes et le travestissement de la vérité.
Cette démarche représente également, dans une mise en abyme, celle des deux scénaristes. Ils sont passés par les mêmes étapes que leur héros : Ils ont consulté les archives du procès Chaumareys (en toute légalité en ce qui les concerne !), les journaux de bord des autres navires, le rôle d’équipage ; ils ont même bénéficié d’une maquette grandeur nature du radeau qui venait d’être recrée au musée de la Marine (ils nous en montrent une photo dans le dossier en fin d’ouvrage). Ils se sont sans doute, enfin, appuyés sur d’autres témoignages de survivants longtemps restés inédits qui prouvaient que les deux témoins initiaux maquillaient la réalité en se donnant pour l’un le beau rôle et pour l’autre une caution scientifique (c’est une fièvre tropicale qui aurait poussé les gens à s’entretuer) ce qui laissait éclater la vérité dans toute son horreur.
Une réflexion sur l’artiste
Mais, en faisant de Géricault le personnage principal de leur roman graphique (comme le souligne la couverture dans laquelle le peintre à son chevalet occupe les deux tiers de la page), les deux scénaristes ajoutent en plus une dimension biographique et métalinguistique : ils permettent en effet de mieux connaitre l’homme et donnent à voir sa vision du rôle de l’artiste.
Le récit cadre évoque en effet la vie palpitante du jeune artiste en vogue qui fréquentait des peintres célèbres à l’époque tel Horace Vernet ou qui le deviendraient ( le jeune Delacroix) et surtout un épisode qui fut soigneusement occulté jusqu’en 1976 de sa biographie officielle : la passion qu’il éprouva pour sa tante par alliance qui avait seulement six ans de plus que lui. Ceci rajoute de « l’humain » à l’intrigue et également du suspense en créant une opposition à l’élaboration du tableau : son oncle, fervent royaliste, veut le dissuader de mener à bien son projet ; or, comme l’artiste l’avoue à celle qu’il aime, son tableau et son amour pour elle sont « ses deux obsessions » et l’on peut alors se demander en quoi cette passion coupable va interférer dans sa création.
On assiste également aux hésitations de Géricault sur l’épisode à représenter. Auréolé d’une médaille d’or obtenue à seulement 21 ans au Salon, il veut six ans plus tard réitérer cet exploit et frapper fort en innovant : il en a assez « des vieux mythes et de la Bible illustrée « (p.6). On le voit réaliser différentes ébauches : il songe à présenter des scènes de mutinerie ou de cannibalisme qui sont dérangeantes tout en cherchant à donner un résumé de ce qu’il a découvert et à faire partager sa vision de la société. C’est pourquoi il va faire poser l’un des célèbres modèles noirs de l’époque, Joseph. Deveney et Bordas consacrent une longue scène de leur roman graphique à cela. Géricault croit aux idéaux de la Révolution et milite contre l’esclavage. Son tableau pathétique, qu’on croit souvent dédié à l’extrême malheur des hommes face aux éléments, est surtout un message politique. Si l’on regarde bien la toile, on voit que le personnage principal, montré de dos - une première dans l’histoire de la peinture -, est un métis. A sa gauche, on voit un homme de couleur qui regarde vers l’horizon. Et dans l’amas des corps, on aperçoit une main noire et une main blanche qui se serrent fiévreusement en signe de joie. Or, il n’y avait parmi les survivants qu’un seul Noir, soldat venu des Antilles pour servir dans l’armée française. Par solidarité avec les esclaves, Géricault place trois hommes de couleur sur le radeau, victimes lamentables du mépris de classe dont témoigne l’affaire.
Les deux auteurs soulignent enfin, à plusieurs reprises, comment le jeune homme fortuné n‘avait pas besoin de sa peinture pour vivre et donc pouvait peindre à son rythme et sans se préoccuper de plaire au public et au pouvoir pour qu’on lui achète sa toile. Reprenant les analyses de Bruno Chenique, ils font dire à leur héros « Nous sommes une seule humanité et le radeau est là pour témoigner de toutes ses souffrances » et ils rappellent dans leur exergue la célèbre citation de Michelet : « c’est la France elle-même, c’est notre société toute entière qu’il embarque sur ce radeau de la Méduse ». Les bédéistes racontent comment Géricault va métamorphoser le fait-divers dans une prise de position esthétique mais aussi sociale et politique tout en s’y perdant et … c’est passionnant !
Alors qu’au départ les deux récits alternent toutes les deux ou trois pages, permettant au lecteur d’éprouver un certain répit après certaines scènes difficiles sur le radeau, ils se succèdent de plus en plus rapidement jusqu’à se télescoper parfois dans des scènes de tension et de violence où les codes chromatiques se contaminent dans une palette uniformément sombre et des pages muettes présentant une fragmentation des images mimétique de l’état de tension psychologique des personnages. Les deux naufrages finissent par se rejoindre dans un clair-obscur géricaldien.
On sort de cette lecture hanté par la tragédie du radeau et ce qu’elle dévoile de la nature humaine, de l’égoïsme et de la violence de l’homme confronté à des situations extrêmes. Une plongée « au cœur des ténèbres » qui prend d’autant plus de résonnance dans l’époque troublée que nous traversons quand chaque jour voit son lot de naufrages en Méditerranée et quand l’individualisme forcené prime sur la société … Certains lecteurs reprochent aux auteurs de ne pas avoir inclus une reproduction du chef d’œuvre de Géricault dans leur album. Or, ce n’est pas le tableau lui-même qui importe ici mais son « making of » : le fait divers à l’origine de sa création, l’enquête de l’artiste, toutes les interrogations qu’elle suscite auprès de son auteur, le douloureux parcours qui a été nécessaire à son élaboration et sa réception avortée au Salon dans une présentation censurante en haut de la cimaise (comme celui de Claude Lantier dans « l’Œuvre » de Zola) sous un titre générique qui lui reniait sa valeur d’actualité et de brûlot.
Si ce fleuron du Louvre est, hélas, promis à disparaître car un composant dans la peinture assombrit le tableau progressivement et que son noircissement complet est à terme irrémédiable, JC Deveney et JS Bordas lui ont dressé un véritable « tombeau » (au sens poétique du terme) dans leur magnifique roman graphique. Embarquez-vous sans tarder dans ce récit de naufrages réussi !
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