"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
La collection poche des Éditions des Syrtes est décidément l’une de celles que je préfère au point de vue conception graphique et surtout au niveau des auteurs-trices proposé-e-s. Cela fait bien longtemps que je n’en ai pas ouvert un, j’ai profité de mon passage au mois d’avril au salon du livre de Palexpo pour l’acheter en compagnie de son grand frère broché Cette corde qui m’attache à la terre de Lorina Balteanu paru le même mois. François Fejtö, de son vrai nom Ferenc Fischel, était un historien journaliste, hongrois par naissance, croate de cœur, français par adoption : c’est en France qu’il a passé la seconde partie de sa vie, s’est naturalisé, et qu’il s’est spécialisé dans l’étude des régimes de l’Europe orientale. Voyage sentimentale s’apparente à un journal, édité en broché en 2001 aux Éditions des Syrtes, qui vient de connaître une rééditions pour mon plus grand plaisir.
Nous nous retrouvons ainsi aux côtés de François Fejtö, en 1934, dans ce qu’il reste de la Mitteleuropa : la Première Guerre mondiale a mis fin à l’empire austro-hongrois, c’est une Europe centrale sous tutelle allemande où les petits états ont bien du mal à trouver leur place. François Fejtö, né à Nagykanizsa en 1909, localité jadis d’Autriche-Hongrie, aujourd’hui sur territoire hongrois, est un vrai citoyen de cette Europe centrale métissée, pluriethnique, pluriconfessionnelle. Sa biographie explique que le jeune garçon est le fruit d’une union mixte, juif par son père, chrétien par sa mère, et que des branches de sa famille sont éparpillées un peu partout en Europe centrale : Prague, Trieste et surtout Zagreb, la capitale de la partie croate du royaume de Yougoslavie, là où il se dirige avec enthousiasme en tout début de journal, vers Zagreb, sa ville de cœur. On comprend mieux alors ce titre, Voyage sentimental, qui symbolise non seulement un retour dans le passé, une rétrospection sous le signe de l’émoi, le sentiment d’un monde perdu qu’il tente par tous les moyens de retrouver. De ce voyage en train, depuis la Hongrie jusqu’à la Croatie et le Monténégro, il est sans cesse question de ces frontières, certaines toutes récentes, personnalisées dans ces douaniers et les papiers qu’ils réclament : on ressent beaucoup ce sentiment de l’émergence d’un nouvel ordre, géographiquement, historiquement et sur le plan de la mémoire, cette frontière entre passé et présent. On en passe des frontières dans le récit de François Fejtö, qui ne cesse d’aller et de venir entre souvenirs du passé et expériences du présent, d’un pays magyar qui devient une république après une révolution.
Les souvenirs sont entretenus avec ce reflexe naturel d’idéalisation que la distance et la nostalgie leur dévoient, leur donnant une importance quasi mythique, et légendaires, au sein de ces espaces qui n’existent plus, de ces temps archivés dans le passé. De ces frontières déplacées, ou disparues, remodelées, se pose la question de l’identité de ces citoyens qui deviennent hongrois, yougoslaves selon le bon vouloir des mouvements géopolitiques du moment. C’est ce dilemme que retranscrit le journaliste dans son journal, une instabilité géographique qui rend ce sentiment d’appartenance citoyenne et nationale aussi brinquebalant que le train qui l’emmène en Croatie. Au contraire, les sentiments d’appartenance religieuse, pour le coup, ce seront sa judaïté et son christianisme, lesquels lui donne un cadre bien défini ; cadre, qui en 1934, ne manquera pas de faire bientôt de lui une cible vivante par ce IIIe Reich qui vient juste de prendre forme.
Le journal de François Fejtö fut un coup de cœur pour moi, on y retrouve comme un arrière-goût de Stefan Zweig version hongroise, notamment de son ouvrage Le monde d’hier. Les questionnements de l’auteur restent intemporel, cette dichotomie entre ville natale et ville d’adoption, pour lui et Zagreb dès lors que pour lui Zagreb reste la ville de sa mère, la ville intrinsèquement rattachée à sa naissance, sentimentalement et affectueusement, celle qui évoque la tendresse du saint lien maternel plutôt que Nagykanizsa, qui s’est trouvé être, par voie de conséquence, son lieu de naissance au gré du hasard de la vie de ses parents. On pourrait peut-être y voir une vision un peu trop manichéenne des choses, une Hongrie totalement politisée, ses croix gammées sur ses murs, contre une Zagreb plus légère, et agréable à vivre, totalement versée dans la nostalgie royaliste. Avec toujours un pied de nez aux voisins serbes, que l’auteur ne porte visiblement pas dans son cœur.
C’est un document exceptionnel, car on y lit à la fois le passé de cette Europe centrale, ses empires éteints, ses nations réunies, le présent du nazisme menaçant ici et là, et surtout le futur, d’une Yougoslavie où les tensions nationalistes et souverainistes sont trop présentes pour qu’elle résiste plus avant dans cette représentation d’un pays unique. (...)
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