"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Zone de turbulences
Dans son nouveau et court roman, Emmanuelle Heidsieck imagine la fuite d'une vieille dame après un coup d'État militaire en France. Un départ dans l'urgence qui est l'occasion de confidences, d'un regard en arrière et la construction d'une nouvelle solidarité.
Inès a près de 70 ans et doit se résoudre à quitter Paris. Il est vrai qu'après le coup d'État qui vient d'avoir lieu, elle n'a plus guère le choix. Elle a refusé la proposition de ses enfants de les suivre à Montréal, espérant encore que la situation allait s'améliorer. Au contraire, elle s’aggrave au point que sa sécurité n’est plus garantie. C'est donc dans l'urgence qu'elle a pris la décision d'accompagner Aida – sa femme de ménage depuis trente ans – à l'Île Maurice. Une sorte d’inversion des rôles qui va nous donner un dialogue savoureux. En fait de dialogue, on va bien vite se rendre compte qu’il tourne au monologue, Aida restant silencieuse. «Partir sans trop se retourner, c’est ce qu’il faut faire, sinon je n’y arriverai pas. Les larmes aux yeux, partir. Tout abandonner, ma vie à mes pieds. Trouver la force de m’extraire de mon monde.»
Tout le roman est concentré sur les minutes qui précèdent le départ, en attendant le véhicule qui doit les conduire au Bourget où un avion privé a été affrété. En faisant le tour de l'appartement, passant su salon à la salle à manger, la cuisine, les chambres et le bureau avant de terminer dans l'entrée, ce sont des questions futiles que se pose la vieille dame tout autant que des interrogations majeures. Face à la montée des extrêmes, n'y avait-il pas moyen de faire autrement? Faut-il désormais renoncer à tout et partir ou rester malgré tout? Les hommes politiques de la famille ont-ils failli? Ont-ils d'abord cherché leur intérêt de classe avant l'intérêt général?
On voit ainsi combien cette dystopie résonne avec notre époque troublée, résonne comme une mise en garde.
C'est sur un rythme haletant, quelquefois en élaborant de simples listes qu'Emmanuelle Heidsieck a construit ce roman. Un état d'urgence que l'on sent dès les premières pages, une tension qui ne va pas faiblir, d'autant que le chauffeur n'arrive pas. N'oubliez pas de prendre une bonne respiration avant de commencer, car sur les pas d'Inès, c'est quasiment en apnée que vous lirez ce livre ô combien nécessaire !
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Dans un futur très proche, un coup d’État militaire a fait basculé la France sous une dictature d’extrême droite, un « mélange d’ultralibéralisme et d’État policier » comme au temps de Pinochet au Chili. La narratrice Inès, veuve septuagénaire d’un PDG du CAC 40, n’en revient pas de se retrouver sur les listes des « éléments subversifs », en raison, semble-t-il, de ses anciennes bonnes œuvres : sous ce régime gauchophobe, le bénévolat auprès de migrants et de personnes fragiles a mauvaise presse, et la voilà toute aussi indésirable que les Juifs et les Musulmans déjà pourchassés en masse.
Alors qu’elle réalise que, pour elle aussi, l’heure est venue de partir pour un exil vraisemblablement définitif à son âge, la panique l’étreint. Dans l’attente angoissée de la camionnette qui doit venir les chercher pour les conduire subrepticement au Bourget - elle et sa bonne mauricienne qui a proposé de l’héberger là-bas, dans son île -, Inès ne peut empêcher les mots de couler en un long monologue à l’adresse de cette femme dont on ne fait que deviner les réponses. Se remémorant avec remords les signes avant-coureurs sur lesquels, dans son aveuglement et sa lâcheté, elle avait préféré fermer les yeux, elle revient également sur sa vie et sur son histoire familiale, en une confession encore incrédule où dominent la honte et la culpabilité.
Nostalgique et douloureux, son discours interroge sur les responsabilités, entre assentiments et indifférences, d’une génération qui, rétamée par une « forme de dépression latente » face à l’amoncellement des menaces, ne se sent plus toujours la force d’agir et de réagir, préférant alors compromis et compromissions dans une attitude globale de déni, d’évitement et de passivité. Se souvenant des difficultés à sortir du silence bâti par la honte et par l’effroi autour de la Shoah, mais aussi de « l’honnête homme » que fut son grand-oncle, lui qui préféra sacrifier sa carrière de préfet plutôt que de trahir son ministre de tutelle, « Dreyfus de la Grande Guerre », Inès nous conjure avec les mots de Michael Berenbaum : « Les choses sont difficiles à regarder. C'est pourquoi nous devons les regarder. Elles provoquent en nous un sentiment de honte non parce que nous sommes les criminels, mais de la honte parce que nous appartenons à la même espèce que les auteurs de ce crime. Mais si vous êtes mal à l’aise tant mieux. Si nous sommes toujours à l’aise, si nous avons l’esprit tranquille, alors une part profondément morale de notre humanité s’est brisée et a disparu. »
Alors, courage ou évitement : ce conte philosophique - que l'on pourra trouver déconcertant et, au début, assez désagréablement logorrhéique -, nous rappelle, qu’un jour ou l’autre, de toute façon, il faut choisir son camp, et qu’à les laisser pourrir, les situations n’en finissent par moins par nous rattraper. Tôt ou tard, il faudra bien y faire face et se dire : "Il faut y aller, maintenant..."
Après son troisième licenciement à 36 ans – bien qu’issu d’une prestigieuse école d’ingénieurs -, Marco Bueli décide d’assigner son dernier employeur aux Prud’hommes pour discrimination. Marco est beau, trop beau : voilà la cause de tous ses problèmes. Au milieu d’un groupe de paroles, genre Alcooliques Anonymes où la perfection physique semble être la seule tare, Marco va se sentir moins seul et au fil du temps asseoir la légitimité de sa demande.
Le propos peut prêter à sourire tant il paraît superflu et incongru dans un monde qui n’a de cesse de nous vendre des corps retouchés, signes d’une perfection instillée par la publicité. Le coach du groupe libère la parole, appuyant à coups de références littéraires, historiques ou statistiques, le sentiment des participants d’avoir finalement jusqu’ici vécu en victimes de leurs propres corps. Trop beaux·belles, les membres du groupe à la plastique irréprochable se racontent : les jalousies dès la cour d’école, parfois même au sein des familles, les entraves ici et là parce qu’ils·elles attirent trop la lumière, la solitude parfois de ces êtres trop parfaits nés dans un monde qui n’arrive pas à les accepter complètement, tant ils le renvoient à sa propre imperfection.
Un roman original certes – relevant l’absurdité d’une société individualiste où tout prétexte peut devenir matière à procès – mais qui m’a tenue sans cesse au bord du chemin, les nombreuses références (dont le coach inonde les membres du groupe) altérant, à mon goût, le fil narratif. Mais paradoxalement, ce sont ces références que je retiendrai, pour la lumière nouvelle qu’elles m’ont apportée sur certains de nos classiques, notamment les contes. Là où l’on a l’habitude d’étudier la figure du méchant, Emmanuelle Heidsieck interroge, elle, les (trop) gentils beau et belle. De quoi aller replonger dans les livres (oui encore!).
Dans une tragi-comédie fort bien documentée, Emmanuelle Heidsieck raconte les déboires d’un homme trop beau pour être honnête. Un roman qui est aussi une réflexion piquante sur la judiciarisation croissante de notre société.
À priori Marco Bueli a tout pour réussir. Sorti ingénieur de l’école polytechnique de Lausanne, il trouve rapidement un emploi. Mais son expérience professionnelle va être courte durée, tous comme les suivantes. Trois licenciements consécutifs qui le poussent à réagir. Car il a cerné les causes du mal, il est trop beau! La preuve? «La première fois, sa supérieure hiérarchique lui a fait des avances. Elle était séduisante, il a cédé, il a fini par avoir une aventure avec elle. Elle avait un petit côté Pénélope Cruz. Elle semblait très accrochée. Ce n’était pas du harcèlement, elle lui plaisait. Naturellement, elle était mariée. Cela ne se termine jamais bien ce style d’histoires dans l’entreprise. C’est toujours le subordonné qui trinque. Licencié pour motif personnel.» Du coup, il a voulu changer d’univers et, sur le conseil de son oncle, s’est orienté vers une banque privée. Mais cette fois le poste n’était pas fait pour lui. L’erreur de casting étant dû à une chef des RH qui a succombé à ses beaux yeux. Le troisième fois, au sein de la direction Stratégie et Développement du groupe Daym, il a été victime de la jalousie de ses collègues qui n’ont cessé de la harceler jusqu’à ce qu’il cède la place. Un triple échec qu’il entend ne pas laisser sans suites et engage le combat sur le terrain juridique.
Après tout, il n’est pas le seul dans son cas et peut s’appuyer sur de nombreux cas similaires, notamment aux États-Unis où, plus qu’en France, on n’hésite pas à porter plainte pour à peu près tout et n’importe quoi et réclamer des millions de dommages et intérêts. En portant l’affaire devant les prud'hommes, il veut se persuader que la «discrimination fondée sur l'apparence physique» fera jurisprudence.
Tout le sel du récit tient ici aux références à des faits divers, des livres, des séries télévisées et des films et mêmes des contes dont on peut imaginer comment un juge pourra traiter l’argument.
Et à propos d’arguments, la seconde partie du roman, baptisée «Making-of», va pouvoir les détailler et en tester la pertinence à travers un groupe de parole qui, comme un chœur de tragédie grecque, va servir ici de caisse de résonnance avant un épilogue dont je vous laisse goûter la teneur et découvrir si les «Trop beaux» auront gain de cause.
Emmanuelle Heidsieck a le style efficace, sans fioritures, l’ironie mordante et un ton moderne, mâtiné d’anglicismes. Autrement dit, le texte colle parfaitement au propos pour le plus grand plaisir du lecteur.
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