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Les premières pages m'on laissée perplexe, interloquée par l'utilisation d'une syntaxe et d'une temporalité sophistiquées que l'on ne trouve plus guère dans les romans contemporains. Cette écriture académique, au fil de ma lecture, allait-elle me faire pénétrer dans un pur exercice de style, brillant mais sans chair et sans émotion autre que celle du beau langage ? Ce piège du style uniquement tourné vers le jeu langagier, Colin Lemoine le déjoue en s'en jouant et en se plaçant dans la filiation de Georges Pérec qui sut faire de la langue et de l'écriture à contraintes, un matériau ludique aux inépuisables possibilités signifiantes. Et, une fois "Qui vive" refermé, je reste pantoise face à l'immense champ d'interprétations, de questions et de réflexions que remue ce roman d'une précieuse élégance.
Disparition, sentiment de perte et paradoxes mémoriels constituent la charpente thématique du récit, adressé à Alain, mort depuis une quinzaine d'années, qui fut le meilleur ami du père du narrateur. Là où Pérec tentait "l'épuisement d'un lieu parisien", l'auteur, dans cette forme de prosopopée, utilise souvenirs d'enfance et d'adolescence, hypothèses, interprétations et sensations, pour dresser un portrait complet d'Alain, le personnage disparu.
Mais nous restons là dans le domaine de la forme et ce serait bien réducteur de n'envisager que cette facette, déjà extrêmement stimulante. Car à cette description totale d'un homme qu'il n'a finalement connu que par procuration, en quelque sorte, le narrateur entremêle d'autres portraits : celui de son père, de sa mère, et enfin, par petites touches précaires, le sien propre, à ses différents âges. Ce-faisant, c'est la matière de la mémoire dont il décortique la consistance, les combinaisons et les paradoxes. Une mémoire et des souvenirs qui ne peuvent prendre sens que par un travail similaire sur la langue. Les glissements sémantiques et phonétiques accompagnent la reconstruction des souvenirs et donnent un effet mouvant d'incertitude que l'emploi des valeurs du subjonctif amplifie encore.
Bien loin d'être alambiquée, désuète ou abstraite, la narration exploite les ressources de la langue avec fluidité et limpidité et fait ainsi naître une émotion poignante, où se mêlent la mélancolique prise de conscience d'un temps éphémère, la douleur de la perte irrémédiable, l'impossible retour vers l'enfance et les liens mystérieux de l'amitié. Le traitement de ces thèmes passe par la recherche inlassable du mot juste, de l'expression qui traduira au plus près la pensée du narrateur et cette quête métalinguistique qui apparaît dans le texte nous donne l'impression que le travail d'écriture s'effectue, sans affectation, ni pédantisme, sous nos yeux. L'effet en est très troublant et touchant comme si l'on assistait à une naissance, comme si, après une longue gestation, la personnalité d'Alain continuait d'alimenter, non seulement le récit mais aussi l'écriture.
Je ne fais là qu'aborder quelques interprétations possibles de ce roman étonnant, tant il me semble qu'une seule lecture ne peut en épuiser le sens. "Qui vive" est, pour moi, une oeuvre inspirante, atemporelle, qui renie toute facilité, en particulier d'écriture et de lecture, et qui, par l'exigence dont elle fait preuve, par son retour aux véritables enjeux et interactions de la langue et de la littérature, continue de m'interroger et de me bousculer dans ma routine de lectrice. Un roman qui suscite de multiples bouleversements !
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