Avant la longue flamme rouge (Calmann-Lévy), de Guillaume Sire, est sans doute l’un des grands romans du moment. Non qu’il traite de confinement, mais plus précisément parce qu’il réussit à lier l’Histoire sans la morale, la fiction sans le fantasme, la construction sans l’échafaudage, l’émotion sans le pathos, et la singularité et l’universel dans un seul poing.
Avant la longue flamme rouge s’empare du moment où les Khmers rouges vont conquérir le Cambodge, à travers l’histoire d’un petit garçon, Saravouth, qui slalome au milieu des balles dans un monde en ruines, pour retrouver ses parents.
Le texte est puissant, somptueux, riches de références littéraires et culturelles, sans affectation. Nous avons voulu profiter du confinement pour donner rendez-vous à Guillaume Sire au cours de cinq moments sur le site.
Episode 4 : entrer dans le Royaume
- « Il faut trembler pour grandir » : cette phrase de René Char revient comme un mantra pendant les cinq années d’errance de Saravouth. Quel sens lui donnez-vous ?
Qu’est-ce qui fait trembler ? L’inquiétude, c’est-à-dire la proximité de quelque chose qu’on ne connaît pas (un mystère), et le froid, c’est-dire l’absence de contact avec ce qu’on connaît (une absence). Pour grandir, c’est-à-dire pour évoluer verticalement, transcendentalement, il faut accepter de vivre à la fois et tout autant avec un mystère et une absence, dans un couple à trois, sans chercher à percer le premier ou à combler la deuxième. C’est comme cela que j’interprète la phrase de René Char.
- Il y a l’Empire extérieur, et le Royaume intérieur dans votre livre. Quel sens prennent ces deux mondes l’un par rapport à l’autre ?
Saravouth est catholique. Son père est converti. C’est une donnée capitale du roman. Le Royaume, dans la Bible (Matthieu 13 : 31-35), est une promesse de salut que Jésus compare tantôt à une graine de moutarde tantôt à du levain. La réalisation de cette promesse est un phénomène physique et spirituel, à la fois très concret et très vague. Et le Royaume n’est pas à côté du monde, au-delà ou au-dessus, mais dans le monde physique, à l’intérieur, immanent, cousu à lui en « point de Croix ». C’est à cela plutôt qu’il s’agissait de faire référence.
Une fois encore c’est le mystère de l’esprit et du corps. Saravouth a une vie intérieure très riche, qu’il appelle Royaume intérieur, et qu’il aurait tout aussi bien pu appeler « Château intérieur » s’il avait lu Thérèse d'Avila. Mais cette vie ne suffit pas, il ne peut pas s’y réfugier pour y vivre. Il n’y aura pas la paix dans l’esprit, s’il n’y a pas aussi la paix dans le corps, ce corps menacé par la guerre qui ravage ce que Saravouth appelle « l’Empire extérieur ». Le Royaume n’est pas un substitut à l’Empire, c’est l’envers du décor. Si je brûle au chalumeau la face d’une médaille, l’autre face aussi sera brûlante, de sorte que je ne pourrai plus tenir la médaille ni d’un côté ni de l’autre.
On pourrait aussi évoquer le Royaume où Ulysse descend pour trouver le devin Tirésias de Thèbes. Aller dans ce royaume spirituel est une expérience très physique, Ulysse creuse un carré de terre et y verse une triple libation (lait miellé, vin doux, eau) puis ajoute de la farine et finalement égorge un bélier. De même, les esprits pour communiquer avec l’esprit d’Ulysse doivent en passer par une expérience physique, en buvant le sang du bélier. Vous voyez ?
Impossible d’être dans le Royaume sans être aussi dans l’Empire, de même qu’il est impossible d’être dans l’Empire si l’on a renoncé à vivre aussi dans le Royaume.
- L’univers intérieur de Saravouth est composé de contes occidentaux, d’histoires comme Peter Pan, l’Iliade et l’Odyssée : quelle part prennent les contes cambodgiens dans cet univers ?
En plus d’évoquer la triade hindoue, j’ai convoqué la légende de l’avant dernière incarnation du Bouddha Gotama, issue du bouddhisme théravada. Dans cette histoire, qu’on trouve représentée sur les plafonds inouïs d’Angkor Vat, le prince Vessantara, qui en réalité est une incarnation du Bouddha, a juré d’être parfaitement généreux. Du coup, lorsque le méchant brahmane Jujaka lui demande de lui donner ses deux enfants pour en faire des esclaves, il les lui donne. Les deux enfants (un frère et une sœur) se cachent sous les lotus, terrorisés.
J’ai ainsi eu recours à un élément qu’on retrouve dans de nombreux textes fondamentaux : les enfants sont abandonnés par leurs parents pour des motifs qui, certes, leur sont exposés, mais qu’ils ne comprennent pas, parce qu’un enfant ne peut pas comprendre pourquoi ses parents peuvent l’abandonner. Rien, absolument rien, ne peut justifier à ses yeux un tel acte. Pensez à Télémaque sur les rives d’Ithaque, à Astyanax sur les remparts de Troie, aux enfants perdus de Peter Pan, à Isaac sous le couteau d’Abraham, et finalement à Jésus Christ hurlant sur la Croix : « Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Saravouth, comme tous ceux-là, se sent abandonné…
Propos recueillis par Karine Papillaud