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L'histoire n'est pas une réalité brute, mais surtout, le récit que l'on en fait, à l'échelle individuelle comme à l'échelle des groupes et des sociétés, pour donner sens au temps, au temps vécu, au temps qui passe. Jadis, le sens était tout trouvé : il avait pour nom(s) Dieu, Salut, Providence ou, pour les plus savants, Théodicée. À l'orée du XXe siècle, la lecture religieuse n'est plus crédible, dans le contexte de déprise religieuse qui caractérise l'Occident - l'Europe au premier chef. La question du sens (« de la vie », « de l'histoire »...) en devient brûlante et douloureuse, comme en témoignent les oeuvres littéraires et philosophiques du premier XXe siècle, notamment après ce summum d'absurdité qu'aura constitué la mort de masse de la Grande Guerre. La littérature entra en crise, ainsi que la philosophie et la « pensée européenne » (Husserl). On ne peut guère comprendre le fascisme, le nazisme, le communisme, le national-traditionnalisme mais aussi le « libéralisme » et ses avatars sans prendre en compte cette dimension, essentielle, de donation et de dotation de sens - à l'existence collective comme aux existences individuelles -, sans oublier les tentatives de sauvetage catholique ni, toujours très utile, celles du complotisme.
Au rebours de l'opposition abrupte entre discours et pratiques, ou de celle qui distingue histoire et métahistoire, il s'agit d'entrer de plain-pied dans l'histoire de notre temps en éclairant la façon dont nous habitons le temps en tentant de lui donner sens.
L’historien qu’est M. Johann Chapoutot nous offre avec de « grand récit » un formidable plaidoyer pour la littérature. Parce que se raconter des histoires, c’est ce que font les hommes depuis la nuit des temps, et en parcourant avec lui l’histoire de notre monde l’on constate ce fondamental besoin de notre espèce. Car, au fond, nous n’avons qu’une certitude, nous allons mourir. Et, avant cette inéluctable fin, nous devons bien nous occuper à vivre. M. Chapoutot nous explique donc, brillamment dans certains chapitres, combien on est pleinement humain en saisissant à bras le corps les « humanités », c’est-à-dire en s’occupant à se connaître soi pour s’approcher au plus proche de ce qui nous définit. Pour cela, nous devons prendre le temps, et ne pas nous échapper dans les illusoires promesses des récits en vogue dans notre présent.
Cet ouvrage est en effet une charge inspirante contre les managers et autres tenants irréductibles du Capital, du Progrès comme fin en soi, allant ainsi contre notre humanité, contre les évidences de notre condition humaine. Pour nous le démontrer, il va nous dérouler les forts et puissants grands récits qui ont jalonné l’histoire, en nous indiquant in fine qu’aujourd’hui, il n’y en a plus aucun de nos jours qui puisse arriver à atteindre la force de conviction, car notre temps désenchanté a oublié l’importance du littéraire, d’une langue riche et nuancée, pour glorifier vainement l’efficacité, le rendement, la productivité. Or sans subtilité plus moyen d’expliquer, de connaître, de donner du sens. « Les plus éveillés, et cultivés, ressortiront les chevaliers-paysans du lac de Paladru, sans bien comprendre la valence comique de leur sabir et de leur bullshit job », nous dit-il brillamment dans la conclusion de l’ouvrage.
Même s’il n’est pas exempt de défauts, comme ses souvent trop abrupts passages d’une idée à une autre, il n’en reste pas moins à mes yeux une très belle découverte. Un livre qui fait réfléchir sur la puissance des récits et de la littérature, et sur la façon dont l’histoire devrait s’en emparer. Un livre qui fait penser, qui permet d’ouvrir une foultitude de réflexions sur notre époque, sur les valeurs que l’on vénère, sur l’importance que l’on donne à des choses qui n’en ont pas tant que cela alors même qu’on en méprise d’autres bien plus précieuses. Un livre qui constate sans fard : « Peut-être en sommes-nous encore là, à nous gargariser de nos satellites et de nos moteurs , alors que la Modernité est aussi, et peut-être surtout, la dévastation du monde ». Un livre à lire oisivement, en savourant les délicieuses pensées et réflexions qu’il fait naître.
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