"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Le commis est le deuxième roman de Bernard Malamud, et son premier succès international. Classé parmi les 100 romans du XXe siècle par le magazine Time, il s'est vendu en Amérique à plus de 2 millions d'exemplaires. Ce texte situe Malamud dans la lignée de Bashevis Singer ou de grands auteurs russes comme Tchechov ou Pouchkine. Une petite épicerie de quartier à Brooklyn devient le théâtre d'une fable morale, qui s'interroge sur la possibilité de rédemption, sur la nature humaine et le rêve américain.
A 60 ans Morris Bober tient depuis 22 ans, une petite épicerie en déclin dans un quartier de Brooklyn. Ida son épouse est déprimée et souhaite que son mari vende la boutique avant que les murs et le fonds ne perdent leur valeur.
Le couple vit avec Helen, leur fille adulte qui travaille dans un bureau à Manhattan pour un petit salaire qui aide la famille dans son quotidien. A regret, elle a dû abandonner ses études. Il faudrait qu’elle se marie. Il y a Nat, le fils du confiseur et Louis Karp le fils du marchand de liqueurs mais si elle regrette de s’être laissée séduire occasionnellement par le beau Nat promis à un futur d’avocat, Louis ne lui plait pas du tout malgré sa sincérité à son égard.
Dans ce cadre assez morose, un soir, Morris vit arriver deux racailles masquées qui lui volèrent son petit fond de caisse en le traitant de « sale juif ».
Quelques jours après un jeune italo-américain dépenaillé entre dans la boutique et demande à faire un stage. C’est Frank Alpine, un des deux voyous qui l’ont agressé mais Morris ne le reconnait pas. Frank veut se racheter car il culpabilise. Il va dormir au fond de la cave et chaparder chaque matin deux litres de lait et un pain au dépôt matinal du livreur devant la porte de l’épicerie. Morris va le découvrir et prendre Frank en pitié.
Le lendemain Morris va avoir un malaise et Frank va en profiter pour le remplacer. Le temps de sa convalescence, Frank va améliorer les ventes et sera engagé pour un petit salaire que Morris augmentera après quelques semaines ce qui permettra à Frank d’avoir meilleur aspect rasé et vêtu de vêtements neufs.
Les deux hommes parlent entre eux de leurs passés respectifs. Frank ne cache pas l’abandon de ses parents et ses séjours en famille d’accueil mais cache de nombreux délits inavouables que l’épicier imagine en silence. Morris lui parle de son passé de famille juive qui a fui les pogroms russes.
Inévitablement, Frank va tomber amoureux d’Helen mais son éducation fera qu’il ne saura pas s’y prendre et la brutalisera ce qui effraiera la jeune fille bien qu’elle admire Frank en secret pour son acharnement à vouloir s’en sortir en allant s’instruire à la bibliothèque.
Frank ne saura que faire pour se racheter aussi bien auprès du père qu’il a braqué que de la fille qu’il a brutalisée. Il est toujours commis et vole un peu dans la caisse. Morris s’en apercevra et le chassera. Mais Morris va tomber malade et partir à l’hôpital. Frank revient.
Sans Morris, Ida et Helen manquant de moyen, le laisse gérer le commerce. Il continue quotidiennement à demander le pardon d’Helen qui l’ignore.
Elle l’a traité de Goyim. Alors la question se pose à lui. Qu’est-ce être juif ? Il a demandé à Morris. Comment devenir juif ? S’il le faut car il aime Helen sincèrement et il sait que c’est réciproque.
C’est assez saisissant de lire comment Bernard Malamud rend la routine de ce huis clos dans ce petit commerce minable, absolument passionnant et captivant avec une écriture cinématographique qui sait imager la misère des lieux par un détail, un sentiment profond par un mot, une humeur par un geste ou un regard, en y mêlant sans insistance l’identité juive, l’époque des années 50 à New York, l’immigration et l’exil, le rejet et l’acceptation de l’autre, le courage, la pitié, l’honneur, l’ambition, la rédemption, l'expiation, le pardon, le dévouement, le bien et le mal. C’est tout plein de tout ça qui in fine tisse notre humanité.
Une écriture puissante tout en pudeur. Une lecture addictive !
Morris Bober semble être un homme sur lequel le destin a décidé de s'abattre. Modeste épicier juif de Brooklyn (comme l'était le père de l'auteur), il travaille presque nuit et jour pour quelques rares clients qui viennent pousser la porte du petit commerce tandis que d'autres préfèrent les épiceries plus fines et plus modernes, les delicatessens, qui se multiplient dans le quartier en ce début des années 50. Morris Bober se tuerait à la tâche pour que sa fille Helen puisse enfin faire des études, hélas trop coûteuses, et pour que sa femme Ida sorte de la dépression dans laquelle elle s'enfonce de plus en plus.
Mais à son grand désespoir, les clients se raréfient chaque jour davantage, l'épicerie se délabre et ils ont de plus en plus de mal à payer leurs dettes et à vivre décemment. Et ce désastre dure depuis presque vingt-et-un ans. Il faudrait vendre le plus vite possible mais qui achèterait une échoppe aussi misérable ?
À ce grand malheur va venir s'ajouter un autre drame : Morris va être attaqué ! Eh oui, un hold-up!Deux hommes masqués vont s'introduire dans le petit commerce pour voler de l'argent que Morris... ne possède pas. Au mieux, quelques dollars traînent dans la caisse enregistreuse, trois fois rien, comme d'habitude... Très en colère, les malfrats se vengeront en lui assénant des coups qui provoqueront des blessures telles que Morris ne pourra plus se lever ni donc travailler. Le malheur chez l'épicier est sans fond et sa chute infinie.
Or, un jour, tandis que le vieil homme tente de rentrer deux caisses de lait dans sa boutique, il fait un malaise et est retenu par un individu comme tombé du ciel, un certain Frank Alpine, émigré italien, qui rôde dans le quartier depuis quelques jours sans que personne puisse dire exactement d'où il vient ni où il loge. Cet homme étrange semble affamé, il tremble de froid ou de peur et jette des regards inquiets dans tous les coins de la boutique. Morris Bober va éprouver de la pitié, de la compassion pour cet homme démuni qui cherche du travail. Dans un sens, l'arrivée plutôt inattendue de ce Franck est une aubaine pour l'épicier : il va pouvoir être aidé. En même temps, il ne peut honnêtement « exploiter » indéfiniment ce garçon en le payant très peu, voire pas du tout. D'autant que Morris Bober est un être parfaitement intègre et droit qui ne peut vivre sans respecter la morale, la Loi. Comment peut-il faire ? Chasser Franck, c'est le remettre à la rue, et le garder revient à exploiter un homme, ce qui est insupportable… Et puis, l'épicier a beau avoir un grand coeur, il se demande quand même qui est cet étranger.
En effet, qui est Franck Alpine ? Voilà certainement la question centrale du roman. Qui est cet homme fasciné par la figure de Saint François d'Assise ? Que veut-il ? Doit-il expier quelque faute ? Il semble très intéressé par Helen, la fille de l'épicier, et va placer naïvement tous ses espoirs dans cette relation amoureuse, sans penser qu'en tant que non juif, il peut toujours rêver : jamais les parents de la jeune fille n'accepteront qu'un goy épouse la chair de leur chair…
À la lecture de ce roman , j'ai très vite eu l'impression d'être du côté de l'univers de Dostoïevski , mais aussi de celui de Kafka: on sent qu'au fond ce texte est une parabole dont le sens est à chercher autour des thèmes de la faute, du pardon, de la notion de judéité. Très souvent, revient la question : qu'est-ce qu'être juif ? Cette interrogation semble obséder l'auteur. « Quel genre d'homme fallait-il être pour s'enterrer du matin au soir dans ce cercueil géant sans jamais sortir pour respirer une bouffée d'air, à part pour acheter un journal en yiddish ? C'est bien simple, il fallait être juif. Ils sont nés prisonniers. Il fallait avoir la patience inlassable ou l'endurance ou la résignation de Morris comme l'avaient aussi Al Marcus, le marchand de sacs en papier et ce vieux coq décharné de Breitbart qui trimballait de porte en porte son chargement d'ampoules électriques. » s'interroge l'épicier. Quant à Frank, ses questionnements portent sur les mêmes sujets : « En somme, ces gens-là ne vivent que pour souffrir. Et le plus honoré d'entre eux, le pur des purs, le Juif modèle est celui qui supporte le plus longtemps la douleur qui lui ronge les tripes avant de se précipiter aux toilettes. » « C'est drôle… pour les Juifs la souffrance est une pièce de tissu ; ils s'en drapent comme dans un vêtement. »
Si l'on s'en tient à ces définitions, on peut dire que même si Franck n'est pas juif, tout se passe comme s'il l'était : il souffre, s'épuise, donne tout ce qu'il peut de lui, cherche à se faire pardonner ses fautes, à se racheter, à être meilleur… Ses remords pèsent lourd sur sa conscience et son besoin d'expiation semble vital. Et pourtant, il ne parvient jamais à se fixer définitivement du côté du Bien ou du côté du Mal et oscille sans cesse d'un point à l'autre comme si sa vie, finalement, était une lutte constante pour parvenir enfin à être ce à quoi il tend, selon moi, depuis le début sans jamais en avoir vraiment conscience… Je n'en dis pas plus, vous le verrez à la fin… Son parcours ressemble à une quête, une espèce d'initiation et on pourrait discuter longuement de ce qui la motive chez Franck...
Finalement, il ressemble assez à l'épicier qu'il plaint… au point d'aller parfois jusqu'à le remplacer totalement ou d'être pour Morris comme un fils adoptif.
Le texte, assez mystérieux (et c'est ce qui en fait toute la richesse), s'offre à des interprétations multiples et le personnage très ambigu du commis crée un véritable suspense… Quant à son acte final (ah, je sens que j'attise votre curiosité… mais c'est bien, c'est bien!), on pourrait passer une nuit à tenter de l'analyser et proposer différentes interprétations possibles. Oui, c'est là que l'on voit qu'il s'agit d'un grand livre !
J'ai beaucoup aimé aussi l'unité de lieu : tout se passe effectivement quasiment dans une petite épicerie dont on s'éloigne rarement. Cela confère à l'oeuvre une dimension théâtrale et met bien en évidence les « vies cloîtrées » (l'expression est de Roth) des personnages de Malamud toujours coincés dans un espace réduit dont ils ne parviennent jamais à sortir malgré leurs tentatives. Ces petites gens finissent par devenir le symbole de la condition humaine, des figures à la Beckett, engluées dans des espaces dont ils sont prisonniers, aspirant à un ailleurs (géographique ou métaphysique) dont ils ne verront jamais la couleur. Ils ont quelque chose de fondamentalement tragique, ce qui les rend particulièrement touchants.
Un texte complètement essentiel, à lire et à relire.
LIRE AU LIT le blog
Je retrouve Bernard Malamud, auteur du très bon Le Meilleur, avec Le Commis : roman d'une grande puissance narrative !
L'auteur traite ici de thématiques très fortes et polémiques, il se pose des questions presque existentielles : qu'est-ce qu'un Juif ? Le Juif est-il déterminé par la souffrance qu'il éprouve ? Un antisémite peut-il trouver la rédemption ? J'ai trouvé ce livre extrêmement touchant, tragique et déroutant. Je n'avais pas l'impression de lire un roman américain mais plutôt un classique russe ou français, une analyse de la vie d'un homme qui va jusqu'au bout de sa misère, d'un jeune homme et d'une jeune femme qui veulent s'élever face à la fatalité, d'une vie de quartier remplie de ses drames. Un réalisme cruel du quotidien...
Ne vous attendez pas à des rebondissements, à de l'action mais soyez sûrs que vous allez être fascinés par la prose et le destin de nos "héros". J'ai lu ce livre en une matinée, complètement happée par l'existence de Morris, Frank et Helen. J'ai éprouvé une grande tendresse pour le premier, une certaine méfiance ponctuée d'admiration pour le second et une compréhension accrue pour la dernière. Aucun n'est parfait dans la perfection, mais ils sont parfaits dans ce qu'ils sont. Ils vont jusqu'au bout de leur idéal, prenant conscience des obstacles insurmontables mais en continuant d'avancer avec une certaine résignation.
Je ne saurai expliquer en quoi ce livre est terriblement addictif, peut-être est-ce parce que l'on souhaite savoir comment tout cela va se terminer, parce qu'on souhaite avoir des réponses aux questions posées, parce qu'on s'attache aux protagonistes, parce que cela est très bien écrit (et traduit!)... En fait c'est un mélange de tout cela qui fait de ce livre, un grand roman.
En définitive, Bernard Malamud nous livre une très belle tragédie ponctuée d'espoirs : une très belle histoire !
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