"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Londres, 1950. Antonia et Conrad Fleming donnent un dîner pour les fiançailles de leur fils Julian, chez eux, dans le quartier chic de Campden Hill Square. Derrière les apparences policées d'une soirée mondaine, Antonia mesure, à quarante-trois ans, l'échec de son propre mariage. Londres, 1942. Mrs Fleming retrouve son époux pendant une permission. Saint-Tropez, 1937. Écourtant ses vacances en famille, Conrad s'échappe pour retrouver sa maîtresse. Paris, 1927. Antonia, dès sa lune de miel, commence à deviner l'emprise étouffante et sarcastique qu'exercera sur elle son mari. Sussex, 1926. À dix-neuf ans, Antonia, pour échapper à la jalousie de sa mère et à la passivité de son père, n'a qu'une hâte : se marier... La Longue-vue, si singulier par sa facture, possède le charme de ces oeuvres où l'on voit une vie entière se déployer. On retrouve toute la virtuosité d'Elizabeth Jane Howard dans ce qui n'est que son deuxième roman, sur les illusions perdues d'une femme observant à la longue-vue sa vie écoulée.
Après la version française de la fameuse Saga des Cazalet, les éditions de la Table Ronde proposent cette fois une traduction révisée, préfacée par Hilary Mantel, du deuxième roman de l’auteur britannique Elizabeth Jane Howard. Ecrit en 1956. il raconte à rebours la vie d’une femme, aux prises avec les faux-semblants du mariage dans une famille bourgeoise.
Le récit s’ouvre en 1950, lorsque le dîner de fiançailles de son fils renvoie Antonia à l’échec de sa propre union avec Conrad Fleming. Sa future bru sait-elle seulement ce qui l’attend auprès d’un homme qui ne manquera sans doute pas de reproduire les attitudes de son père ? Et elle, comment a-t-elle bien pu en arriver là ? Emportée par ses réflexions dans un long zoom arrière rembobinant sa vie, là voilà qui remonte le temps, de ses désillusions d’aujourd’hui jusqu’à sa candeur de très jeune fille. De 1950 à 1926, cinq étages de son existence se déconstruisent ainsi en cinq parties chronologiquement inversées, et derrière la sèche quadragénaire engoncée dans son décorum et son opulence, transparaît peu à peu une femme meurtrie, coincée dans les rôles auxquels, mère, épouse et fille, elle se sera efforcée de se conformer en y perdant progressivement son coeur et son âme.
A mesure qu’Antonia rajeunit et que défilent les décors, soigneusement restitués, à Londres et dans la campagne anglaise, à Paris et sur la Côte d’Azur, qui ont accompagné son long apprentissage de femme, en réalité un formatage implicite, répondant à d’invisibles codes sociaux et la plaçant insensiblement toute sa vie sous emprise masculine, l’on découvre, le tout ciselé avec une finesse psychologique remarquable, sa personnalité profonde, ses primes aspirations et leur lente décomposition au contact de son milieu.
Des propres malheurs conjugaux de sa mère, elle mettra longtemps à réaliser, cachées sous une frivolité manipulatrice et égoïste lui faisant d’abord prendre la défense de son père, les tentatives désespérées d’exister, au moins, dans le regard d’amants de passage. Incapable d’autant se mentir pour sa part, Antonia fait avec la maturité l’accablant décompte des malentendus sexistes venus empoisonner sa vie. Créature perverse et méprisable par nature – « Rien de tout cela ne te fait donc honte, ne serait-ce qu’un peu ? Ou bien es-tu à tel point une femme désormais que ce mot n’a plus de sens pour toi ? » lui crache son père retranché dans sa misogynie pour justifier le naufrage de son couple –, objet de plaisir, voire de passion, pour des hommes parfois sincères qui ne quitteront pour autant jamais leur épouse, ou encore bien d’investissement comme un autre – « C’est ma maison et tu es ma femme » lui assène son mari pour bien marquer son autorité – : les représentations que chacun dans cette histoire se fait du rôle des femmes n’asservissent pas seulement ces dernières, mais font aussi le malheur des hommes, derrière le masque des apparences et des conventions.
Soigné dans ses décors comme dans ses caractères, tout en nuances et finesse d’observation, ce roman dont la construction à rebours épouse à merveille aussi bien les interrogations du lecteur que le désarroi de son héroïne – mais comment en arrive-t-on là ? – parle d’illusions, de mensonges, mais aussi de vérités que l’on se cache et, ce faisant, du mal que l’on se fait et que l’on inflige : une formidable comédie humaine, qu’en petites touches savamment assemblées, l’auteur colore d’un féminisme aussi imparable que posé, et qui mérite largement d’étendre son statut de classique contemporain au-delà du Royaume-Uni. Coup de coeur.
En deux mots: DELICIEUSEMENT CRUEL.
L'incipit est superbe, promenant son regard dans une demeure bourgeoise de Campden Hill. Nous sommes en 1950 chez les Fleming pour un diner célébrant les fiançailles du fils. Mais la fête est bien peu joyeuse. La plume caustique d'Elizabeth Jane Howard balaye les différentes pièces qui accueillent ce très empesé rituel social, se pose sur les personnages et plus particulièrement sur Antonia, la mère, 43 ans, qui semble constater avec résignation, émotionnellement épuisée, le froid avenir qui l'attend : des enfants promis au gâchis amoureux, son propre mariage à bout de souffle.
« Elle se brossa les cheveux, se peigna, se coiffa, en se demandant à quel âge les gens étaient les plus vulnérables. Lorsqu'ils étaient très jeunes, pleins de cette merveilleuse résilience, amoureux d'eux-mêmes et de quiconque les aimait ? Plus tard, quand ils pouvaient comparer leurs expériences passées et que celles du futur commençaient de s'amenuiser ? Ou plus tard encore, au milieu de la forêt, quand les arbres devant eux étaient si tristement semblables à ceux de derrière, les broussailles de leur passé s'accrochant à eux et les lacérant au passage ? Peut-être fallait-il attendre le moment où même pour les myopes, l'inexorable fin était en vue – la petite clairière où s'allonger, immobile, et s'endormir du sommeil des morts.
J'ai rarement lu un roman qui décrit et affine avec une telle acuité le statut changeant d'une femme née dans un milieu bourgeois de la première moitié du XXème siècle, à une époque où les hommes n'ont pas à expliquer leurs actes ni à s'en justifier, alors que la plupart des femmes vit dans la quête de leur approbation et la dépendance qui s'en suit.
Le récit est divisé en cinq sections. de 1950 à 1926, les chapitres remontent le temps pour raconter à rebours la chronique intime du mariage malheureux d'Antonia avec l'odieux Conrad qui lui balance cruellement, avec une désinvolture inouïe : « J'ai été extraordinairement amoureux de toi, autrefois. »
Au fil de cette chronologie inversée, l'autrice dévoile les différentes strates de ce mariage, révélant les moments clés, les signes avant-coureurs du désenchantement à venir, les lignes de fractures qui se creusent. On pourrait penser que ce dispositif pourrait annuler le suspense ; au contraire, j'ai trouvé qu'il l'entretenait. Elizabeth Jane Howard maîtrise totalement sa narration, maniant brillamment les ellipses temporelles, sachant précisément quand et comment interrompre le fil pour passer à la séquence suivante.
Au départ, Antonia semble une étrangère que l'on regarde à distance comme on regarderait une femme aisée vivant dans l'opulence que l'on jugerait indécente de se plaindre. Et puis, au fil des pages, elle perd de sa raideur, on oublie son statut social et on voit juste une femme qui a été mère, épouse, jeune mariée, jeune fille, pion décoratif façonnée par ses parents puis son mari. On reçoit les échos qui ont été semés à travers le portrait des personnages féminins secondaires semblant former un triste choeur féminin. Elle se fait progressivement chair jusqu'à la dernière section (1926) où on comprend tout ce qui a fait ce qu'elle est en 1950. Et cela m'a profondément touchée de pénétrer ainsi dans l'intimité d'Antonia.
Je n'ai pas lu la saga des Cazalet. C'est donc avec La Longue vue que je découvre cette écrivaine anglaise. Et je suis totalement sous le charme de l'élégance de son écriture, de la précision de ses phrases qui capturent admirablement les émotions, les flots d'angoisse souterrains comme les espoirs ou les vulnérabilités. Sans tapage ni fracas, avec subtilité et une intelligence teintée d'une ironie désenchantée qui pourtant reste empathique.
Il faut vraiment que je lise Etés anglais !!!
Elizabeth Jane Howard (1923-2014) est certainement l'une des écrivaines anglaises les plus sous-estimées du XXe siècle.
En France, elle s'est fait connaître avec la tétralogie « La Saga des Cazalet » dont le premier opus a été publié en 2020 par la maison d'édition La Table ronde qui poursuit, avec « La Longue-vue », son travail de réhabilitation d'une autrice si habile à disséquer les sentiments et les relations humaines.
La scène inaugurale se déroule en 1950 dans une maison d'un quartier cossu de Londres. Le couple que forment Antonia et Conrad Fleming depuis plus de vingt ans s'apprête à célébrer les fiançailles du fils aîné.
Comme à son habitude, le paterfamilias, toujours sûr de lui, s'amuse à écraser avec cruauté ceux qui n'ont pas son sens de la repartie.
Quant à sa femme, intérieurement affligée par son comportement, elle reste digne en toutes circonstances, habituée qu'elle est à maîtriser ses émotions et la peur qu'il lui inspire.
Comment en est-on arrivé là ? Comment un mariage qui aurait dû être heureux a-t-il pu sombrer à ce point dans une incommunicabilité et une incompréhension conduisant les époux à échanger au moyen de lettres ?
Dans un compte à rebours qui nous emmène en 1942, en 1937, en 1927, puis en 1926, à des moments essentiels dans la vie d'Antonia, Jane Elizabeth Howard retrace son parcours.
À dix-sept ans, Antonia est une oie blanche subissant l'indifférence de son intellectuel de père et les moqueries d'une mère toujours avide de séduire.
Une relation avec un homme plus âgé sera le déclencheur de son mal-être et d'une vie fondée sur le malentendu.
Avec une grande finesse psychologique et une grande modernité (le livre a été édité en 1956 en Grande-Bretagne), l'autrice fait le constat de la condition de la femme, réduite à un objet de désir et à sa capacité soi-disant innée à « tenir une maison », que les hommes s'emploient à modeler.
Malgré quelques longueurs, « La Longue-vue » est un roman intelligent et poignant avec un sens de l'introspection singulier qui est la marque de Jane Elizabeth Howard si lucide sur la comédie humaine faite de faux-semblants et de mensonges.
EXTRAITS
En la considérant, Mr Fleming trouvait difficile de croire à L'Origine des espèces.
Il était fatal, songeait-elle, de grandir aux côtés de quelqu'un.
https://papivore.net/litterature-anglophone/critique-la-longue-vue-elizabeth-jane-howard-la-table-ronde/
Ce roman publié pour la première fois en 1956, explore la vie d'Antonia Fleming. Le récit débute en 1950 alors qu'Antonia est mariée à Conrad, un historien renommé. Leur fils Julian va se fiancer et un repas est prévu pour fêter cette occasion en présence de tout le gotha londonien. Antonia mesure alors la faillite de son propre mariage. Grâce à une construction atypique puisque l'histoire se déploie à rebours, nous voyons défiler différentes périodes de la vie d'Antonia. On remonte ainsi le temps et on découvre les joies et les difficultés de sa vie conjugale. C'est comme une réflexion toute en nuance sur les aléas du mariage dans une société masculine. On comprend un peu mieux les secrets et les regrets que peut avoir Antonia au fils des épisodes de sa vie. L'auteure examine également les thèmes de la maternité, de l'amour, de la trahison et du passage du temps.
On ne peut nier un savoir faire dans l'exploration subtile des relations humaines, la profondeur psychologique est indéniable. Un roman introspectif qui nous apporte un éclairage fascinant sur la vie d'Antonia à travers plusieurs décennies, avec les changements inhérents au temps qui passe mais aussi à la perte des illusions. On pourrait penser à la crise de la quarantaine mais il y a plus que cela dans cet échec. J'ai toujours beaucoup de plaisir à lire Elizabeth Jane Howard, tout d’abord parce qu'elle me fait voyager dans le temps avec sa prose élégante et la société patriarcale qu'elle décrit mais aussi par sa capacité à capturer les sentiments humains. Une lecture enrichissante qui donne l'opportunité de comprendre que prendre du recul offre une perspective exceptionnelle sur le long terme de toute la dynamique qui se joue entre les personnages. Un roman qui a su me toucher. Un dernier mot pour saluer la sublime couverture. Bonne lecture.
http://latelierdelitote.canalblog.com/archives/2024/02/23/40184767.html
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