"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
À l’époque de Staline, un détenu des camps de concentration du Goulag, à l’extrême-nord de la Sibérie, se retrouve interné dans un centre de quarantaine. Pour un temps, il échappe au travail exténuant, aux coups pour un oui ou pour un non, aux vols et humiliations des droits communs. Quand son nom est appelé pour faire partie de ceux qui doivent retourner au camp de la Kolyma, il se fait tout petit et reste dans les rangs pour pouvoir faire durer plus longtemps son séjour dans cet abri relatif. Et ça marche… Un autre qui a énormément travaillé et qui n’est plus bon à grand-chose suite aux mauvais traitements est convoqué par un responsable qui lui assigne une nouvelle affectation. Quand il se retrouve avec des gardes armés dans un camion qui s’enfonce profondément dans la forêt, il réalise soudain que sa dernière heure est venue et qu’on va le liquider d’une balle dans la nuque…
« Kolyma » n’est ni un témoignage chronologique complet ni un recueil de nouvelles, mais plutôt une série de récits, d’anecdotes de portraits de pauvres bougres internés la plupart du temps sans rime ni raison dans cet effroyable enfer concentrationnaire bolchévique. Etudiant à l’Université de Moscou, l’auteur y fut condamné en 1929 et y fit deux séjours avant d’être libéré en 1953, à la mort de Staline. Ce qu’il raconte est d’autant plus glaçant et choquant que tout est fait pour détruire l’homme : travail épuisant dans les mines d’or ou au débardage de bois, nourriture insuffisante, promiscuité, parasites, maladies et persécutions par les droits communs. La plume est précise, les descriptions parfois impressionnistes, l’ambiance glauque à souhait, une impression de dernier cercle de l’enfer. Le summum de l’horreur est d’ailleurs atteint lorsque la montagne rasée et dévastée fair remonter à la surface les milliers de cadavres congelés qui se sont accumulés au fil du temps. Un témoignage accablant pour l’Histoire du communisme.
Fascinante photo de couverture que celle choisie par les éditions Maurice Nadeau pour la couverture des Cahiers de la Kolyma et autres poèmes de Varlam Chalamov. Il semble que l’on puisse lire dans le visage marqué du poète toutes les horreurs qu’il a vues et vécues, lui qui avouait : « Ce que j’ai connu, un homme ne devrait pas le connaître, ni même savoir que cela existe. »
Qui était Varlam Chalamov (1907-1982) ?
Fils d’un prêtre orthodoxe russe, le poète est arrêté une première fois le 19 février 1929 pour avoir aidé à diffuser « Le Testament » de Lénine, texte de janvier 1923 dans lequel ce dernier manifestait ses réticences à l’égard de Staline qu’il jugeait « trop brutal », proposant plutôt de le remplacer au secrétariat général par un camarade « plus tolérant, plus loyal, plus poli et plus attentif envers les camarades ». Chalamov est envoyé trois ans dans un camp de travail à Vichéra (Oural central). Il y restera jusqu’en 1932.
Au moment des Grandes Purges staliniennes, Chalamov est classé KTRD : il est accusé d’être « fauteur d’activités contre-révolutionnaires trotskistes ». Il repart au Goulag en janvier 1937, dans la Kolyma, région de Sibérie orientale, placée au-dessus du cercle polaire arctique. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que les hommes, après avoir construit eux-mêmes les bâtiments dans lesquels ils logeront, vont chercher de l’or, casser la pierre dix à douze heures par jour, jusqu’à épuisement, par moins quarante, moins cinquante degrés. A moins cinquante-six degrés, ils sont autorisés à rester dans leurs baraquements non chauffés. Autant le dire clairement, survivre à la Kolyma relève du miracle : la première année, trente pour cent des hommes meurent ; au bout de deux ans, généralement, rares sont les survivants.
La Kolyma, c’est « la planète enchantée : douze mois d’hiver, le reste, c’est l’été. » témoigne ironiquement l’auteur dans ses récits en prose sur sa terrible expérience.
Au froid insondable, s’ajoutent la faim, la maladie, la peur, le travail et la mort qui rôde, omniprésente. « Deux semaines, c’est très exactement le temps qu’il faut pour transformer un homme valide en crevard. » La déshumanisation est fulgurante : « Tout ce qui lui était cher est réduit en cendres, et la civilisation et la culture s’envolent en un temps record qui peut se compter en semaines. » On ne pense pas au lendemain, on vit au jour le jour, comme une bête.
Traduire la souffrance en mots est quasi impossible. D’ailleurs, le langage n’existe plus : on se « contentait d’une vingtaine de mots » dont « la moitié était des injures » peut-on lire dans les Récits de la Kolyma.
Face à cette expérience des camps « absolument négative », l’art est « le recours vital. » Mais, bien évidemment, comme le précise Chalamov, « Les conditions du grand Nord excluent la possibilité d’écrire et de conserver des récits et des poèmes - à supposer qu’on veuille le faire. »
En 1946, épuisé et malade, il a « la chance » d’échapper à la condamnation à mort et est hospitalisé. Il deviendra en 1949 aide-médecin. Alors, il pourra se remettre à écrire « sur les revers et les pages de garde de pharmacopées, sur des feuilles de papier d’emballage, sur des sachets. »
Libéré en 1951, il doit rester dans la zone de la Kolyma : « j’écrivais nuit et jour dans des cahiers de fortune ». Il pourra quitter la région à la mort de Staline en 1953.
La langue de Chalamov se veut dépouillée, essentielle : « une langue précise » où seul, de temps à autre, surgit…un détail, un élément saisi sur le vif. »
Dans son introduction, Christian Mouze, traducteur des Cahiers de La Kolyma et autres poèmes ajoute que l’écriture de Chalamov est « marquée de cette inclination pour le naturel et le concret. »
Le concret, c’est le froid qui fait qu’ « au-dessous de moins cinquante un crachat gèle au vol ». La poésie de Chalamov est recouverte de l’étendue blanche qui fige les corps et les âmes : « Et je gémissais sous les tenailles du froid / Qui m’avaient arraché ongles et chair, / Je brisais mes larmes avec la main, / Non, ce n’était pas un rêve. »
Il faut résister, tenir bon : « Je suis un petit jalon de la vie, / Un bâton enfoncé dans la neige, / Une voix que l’écho a égarée/ Dans les glaces de ce siècle. »
« Le souffle de l’hiver » menace et broie les hommes : « Bonsoir, dieu de la tempête, / De nouveau comme la dernière fois, / Tu vas nous dévorer en deux semaines », « Je fus brûlé de gel ». Il faut lutter jusqu’à la belle saison : « Et l’espoir des hommes grandit / A la rencontre du printemps ». Alors, on découvre au loin le pin nain, le premier arbre à annoncer le printemps.
La faim aussi use, ronge et tue : « Je mangeais comme une bête, rugissant après la nourriture », « Je buvais comme une bête, lapant l’eau, / Je trempais mes lèvres enflées, / Ne vivais au mois ni à l’année / Et prenais mon parti des heures. »
Malgré l’épuisement, il faut travailler : « Longtemps j’ai cassé des pierres, / Pas avec un ïambe en courroux mais une rivelaine ».
Malade ou mourant, il faut avancer « Le sang coule des gencives / Abîmées par le scorbut, / On reconnaît là l’estime / Dont témoigne la taïga », « De ses gencives enflées / Du sang exsude. / Combien de printemps jusqu’ici ? / Et combien en reste-t-il ? »
Chaque jour ressemble au précédent et demain est un mot qui n’a pas de sens…
L’impossibilité de comprendre pourquoi on est là est une source infinie de souffrance, un sentiment terrible d’absurdité : « Je cherchais la raison des coups ».
Chalamov évoque alors les hommes de la Vieille Foi, tel l’archiprêtre Avvakoum (17e siècle), qui s’opposaient aux réformes religieuses que l’on voulait leur imposer et que l’on a réduits au silence dans les flammes. Ils rappellent au poète le martyre qu’il subit au goulag : « Soit, on m’a raillé, / Livré au bûcher, / Qu’on disperse ma poussière / Dans le vent de la montagne. »
Alors, seule la poésie peut permettre à l’âme de ne pas succomber totalement : « Chaque soir dans la surprise / De me savoir vivant, / Je me disais des poèmes, / J’entendais à nouveau ta voix. »
Un poème entier, ode à la poésie, dit à quel point elle l’a aidé à survivre : « Pour la poésie », « Si je ne perds pas mes forces, / Si je puis dire quelque chose, / C’est que tu es ma volonté et ma force. », « Tu conduis mon âme / Par la mer et la terre, / Les plantes et les bêtes. / Tu me protèges des balles, / Juillet tu me le ramènes / A la place des décembres éternels. »
Dans un autre poème, il dit encore l’importance de la poésie : « Les vers - ce n’est pas que le reflet / En petit des grands événements, / Ils sont pour déplacer cette terre, / Un levier soudain trouvé. ». Enfin, ce cri du cœur : « Ces mots - ce ne sont pas châteaux d’Espagne / Ou de cartes, je ne sais quelle folie, / C’est ma force contre l’indifférence, / C’est, dans l’hiver, ma forteresse bâtie. »
La nature si dure peut être belle aussi et sauver l’âme du néant si l’on sait la contempler. C’est ce que nous livre « Août » : « Soir. Le jardin noir éclaire / Les pommes fondantes. / Comme des boucles d’oreilles / Elles pendent aux branches. »
Beauté aussi du matin : « C’est que j’aime toujours à l’aube / Plus pure qu’une aquarelle, / Le reflet laiton de la lune / Et le trille des alouettes. » Alors, il se récite les textes qu’il connaît et quand c’est possible, écrit : « Ce m’était merveille des merveilles / Qu’une simple feuille de papier à écrire / Tombée des cieux dans notre triste forêt. »
Tristesse aussi du poète quand la nature est mise à mal : « Je pense sans arrêt à cela seul : / On a tué un peuplier sous ma fenêtre. »
Longtemps après, les cauchemars reviennent, inlassablement, torture infinie.
On n’oublie pas la Kolyma et le « Chant nocturne » est une plainte, un cri : « Je n’obtiendrai pas la paix, / Ni dans le rêve, ni dans la réalité », « Je ne vois pas de terme au supplice, / Et les tracas n’en finissent pas. »
Chalamov n’est plus. Ses vers, « stigmates » de ses souffrances, disent l’indicible, l’impensable. Ils sont le « fil conducteur », « le lien unique » de lui à nous. Ils sont « la mémoire » de ce qu’il fut et de ce qu’il vécut, le « fil littéraire de son destin ».
Ne lâchons pas ce fil qui nous mène jusqu’à lui. Si le poète n’est plus, ses mots sont bien vivants. Ils portent en eux le froid, la faim, la souffrance et la peine.
À nous de les entendre, de les apprendre aussi peut-être. Afin qu’ils résistent au temps…
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