"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Une série qui fait parler d’elle et à juste titre ! Sengo de Sansuke Yamada publié chez Casterman a été couronné par le Prix Asie de la critique ACBD 2020 et le tome 3 fait partie de la sélection officielle à Angoulême. Sengo, (Traduction en français « Après la guerre ») est un récit sans concession sur les conditions de vie ou plus exactement de survie du peuple japonais dans l’immédiate après-guerre à travers le quotidien de deux soldats démobilisés dans un Tokyo en ruines sous domination américaine.
1945, capitulation du Japon. De retour au pays, deux soldats qui se sont connus à l’armée, le première classe Kadomatsu et son supérieur hiérarchique le sergent-chef Toku Kawashima, se retrouvent par hasard dans une ville ravagée où règne la famine et où manger est la préoccupation première du moindre quidam. L’heure n’est pas encore vraiment à la reconstruction mais plutôt à la survie. Le premier, gros nounours, fils de paysans, bon vivant, brut de décoffrage, bagarreur mais pas méchant, toujours en quête de nourriture, est fortement attiré par la gente féminine qui vend ses charmes et les petits trafics en tous genres. D’un naturel plutôt optimiste, heureux d’en être revenu vivant, pensant avec son ventre et son bas-ventre, il cherche à jouir de ce que malgré tout la vie peut lui apporter.
Le second, cultivé, introverti, hanté par les exactions commises durant le conflit sino-japonais, tient une petite échoppe de soupe et, ne trouvant plus de de sens à sa vie, noie son mal-être dans l’alcool.
Ces deux-là qu’à priori tout oppose vont se soutenir, s’épauler et tenter de se reconstruire.
Gravitent autour de nos deux larrons des personnages très attachants : La belle Kikuko,patronne du bar « La Calebasse » et sa petite sœur Sumi, véritable rayon de soleil, les prostituées, les yakuzas, les gamins paumés …
Sengo « Areyo Hoshizuku », série en 7 volumes parue au Japon de 2013 à 2018 a reçu en 2019 le Prix Osamu Tezuka de la nouveauté puis le Grand Prix de la Japan Cartoonist Association.
En France, pour l’instant, 4 tomes sont parus : les deux premiers simultanément en janvier de cette année, le troisième en juillet, le quatrième fin octobre. Quant au cinquième tome, il est prévu pour janvier 21. Rythme de parution soutenu, pour notre plus grand plaisir.
Chaque volume porte bien son nom et va illustrer une à plusieurs thématiques très précises. Le tome 1 « Retrouvailles » plante le décor et installe les personnages dans ce Tokyo où les difficultés à se nourrir et trouver du travail débouchent sur l’art de la débrouille, du marché noir, de la prostitution, des trafics avec l’occupant. Dans le 2, « Initiation », changement de lieu, changement de temps avec l’origine de la première rencontre de nos acolytes sur le territoire chinois et la description des terribles conditions qui régnaient au sein de l’armée japonaise, des atrocités commises ainsi que des traumatismes que cela va engendrer. Le 3, « Familles », concerne aussi bien la famille qu’on a perdue que les familles de circonstance qui vont se former selon les rencontres avec en toile de fond le racisme réciproque entre Japonais et Coréens, les désillusions et remises en question des kamikazes déchus, les conflits entre profiteurs du marché noir ou encore la violence de la police.
Avec ce quatrième tome « Souvenirs », l’intrigue est plus resserrée, les deux tiers du volume étant consacrés aux retrouvailles inopinées de Toku avec des membres de sa famille dont il ne parlait jamais et avec laquelle il avait coupé les ponts juste avant son départ. Nouveau flashback qui revient sur les circonstances douloureuses de la rupture et on comprend pourquoi Toku a tellement de mal à trouver sa place dans la vie. Le récit qui relève de l’intime se fait plus grave et particulièrement sombre. Il y a très peu d’humour et, inversement des rôles, cette fois c’est Toku qui va céder à la violence et Kadomatsu qui va le retenir. On terminera sur une note plus légère, nos deux lascars étant allés se détendre dans un théâtre ambulant où une « pin-up » se dénude à la grande joie et stupeur des spectateurs. Malgré tout, la vie reprend un peu le dessus...
« Pourtant, nous aussi on se sacrifie pour notre pays » dira une femme de réconfort.
Ce qui fait la force et l’originalité de cette chronique du Japon d’après guerre, c’est la place accordée aux petites gens et à leur quotidien : les hommes mais également les femmes vues comme des vétéranes et les enfants livrés à eux-mêmes. C’est aussi et surtout le ton employé. On passe sans cesse d’une ambiance à une autre : du tragique au comique, du sérieux au cocasse, le tout avec un langage fleuri et des dialogues truculents que les tontons flingueurs n’auraient pas reniés. Si cela fonctionne si bien, c’est grâce à la traduction savoureuse de Sébastien Ludmann lauréat du Prix Konishi pour la traduction de manga japonais en français en 2018. C’est cet humour, cette justesse de ton, qui nous permettent de supporter la cruauté et la crudité des situations (sexe, violence, mort) que le mangaka par esprit de réalisme nous livre sans filtre aucun sans jamais pour autant tomber dans la complaisance.
Collant parfaitement avec ce récit historique , le dessin réaliste, sobre, élégant, prend ses sources dans l’esthétique des mangas d’après guerre ainsi que la bd européenne. Les personnages sont très expressifs et bien différenciés ce qui aide beaucoup à la lisibilité. L’illustration pleine page des têtes de chapitre est particulièrement soignée ainsi que les gros plans sur les visages mettant en valeur les regards et par là même les pensées des personnages. Yamada troquant son feutre contre la plume pour les scènes de guerre, le trait perd alors de sa finesse, devient plus encré, charbonneux, moins précis, la priorité étant donnée à l’action.
Alors oui il faut lire Sengo, terrible fresque du Japon vaincu et occupé mais aussi « buddy manga » touchant dans lequel le ton décalé et le burlesque apportent un peu d’air frais et font supporter la noirceur du tableau.
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