Inspirée d’une histoire vraie, cette BD apporte des conseils et des solutions pour sortir de l'isolement
Si "Comme deux sœurs", le premier roman de Rachel Shalita sorti en 2016 et qui a obtenu le prix Wizo, m'avait enchantée, je trouve qu'avec "L'ours qui cache la forêt", l'auteur atteint une puissance romanesque exceptionnelle : ce dernier récit remarquablement construit et magnifiquement écrit est une œuvre profonde, riche, fascinante. Franchement, j'ai rarement rencontré dans la littérature des personnages dont la complexité psychologique est aussi bien rendue.
Oui, "L'ours qui cache la forêt" est un très grand texte, de ceux qu'on n'oublie pas. Le titre original est « Ours et forêt » : il renvoie à une expression hébraïque assez courante qui signifierait « ni ours ni forêt », c'est à dire « quelque chose qui n'a pas existé.»
Le roman est construit autour de six chapitres consacrés chacun à un personnage de femme : Nancy, Daffy, Ruth, Mili, Haya et Zoey, toutes plus ou moins liées les unes aux autres, sans qu'elles le sachent forcément d'ailleurs.
Tout commence par une rencontre : Zoey se présente chez Nancy afin de louer une chambre pour écrire. Déjà, quand on dit ça, finalement, on ne dit rien car la réalité est toujours plus complexe, plus nuancée : non, Zoey n'est pas écrivain. Alors pourquoi loue-t-elle cette pièce ? Cherche-t-elle un refuge, une chambre à elle et quel est, au fond, le but de sa quête ? Et cette chambre dans la maison de Nancy, pourquoi est-elle vide ? Qui y logeait avant la venue de Zoey ? Que s'est-il passé pour que Nancy soit si mal à l'aise lorsqu'une personne se présente pour la louer ? Elle ne semble pas vraiment prête...
Dans ce roman, tout se découvre petit à petit, se laisse saisir doucement… C'est pour cela que finalement, j'ose à peine dévoiler les faits, parler des personnages dont on apprend progressivement à connaître les peurs, les angoisses, les doutes.
Il y a donc Nancy, divorcée, qui vit seule dorénavant avec sa fille Daffy dont le père Guidi est reparti vivre en Israël à Tel Aviv. Il a fondé une nouvelle famille et sa fille passe un mois de vacances chez lui. Nancy est psychologue et s'emploie à aider les autres mais on a le sentiment qu'elle a bien du mal à gérer ses propres angoisses, notamment vis-à-vis de sa fille Daffy.
Il y a aussi Ruth (magnifique personnage!) qui vient de perdre son mari, Ehud. Elle est désorientée au sens propre et figuré : après les funérailles, elle prend sa voiture et roule sans savoir où elle va, sans suivre les indications données par sa fille.
« Une bouffée de chaleur envahit sa poitrine, et avec elle, un silence qui signifie « Tu t'es trompée. » C'est clair. « Voilà, à présent, plus personne ne sait où tu te trouves. » Le bien-être qu'elle ressent se répand dans ses muscles. Comme une petite fille dissimulée à la vue des adultes derrière un arbre. »
« Trois chemins, se dit-elle, comme dans un conte. Un seul mène à la maison où l'attendent sa fille et les invités, un buffet garni et des condoléances. Le deuxième mène à l'aéroport, où elle pourra prendre un avion pour partir loin d'ici, vers une terre qui lui manque depuis tant d'années. Le troisième chemin continue tout droit, il la mènera dans la forêt profonde, vers un lieu qu'elle ne connaît pas, où elle n'est jamais allée. Il y a aussi le chemin qui retourne d'où elle vient. »
Quel sens a sa vie maintenant ? Que doit-elle faire, rester à Boston ou bien retourner en Israël, là où elle est née ?
Ces personnages arrivent à un croisement de leur vie qui les oblige à faire des choix. Mais que désirent-ils au fond ? Est-ce si simple de savoir ce que l'on veut, ce qui nous rendrait heureux ? Sont-ils à la recherche d'un rêve, d'une illusion, d'un idéal qui n'existe pas davantage que ces ours qui ne hantent plus depuis fort longtemps les forêts, ou même que ces forêts qui au fond n'existent pas vraiment en Israël ? Comment être sûr de prendre la bonne voie, de ne pas faire d'erreur ? Alors qu'ils vivent une période de grande fragilité, de peurs, ils sont parfois tentés de s'égarer plus ou moins volontairement, de s'en remettre un peu au hasard pour voir où il les conduira.
Ces personnages tourmentés ont tous subi des traumatismes : celui d'une diaspora, d'un exil qui les a jetés sur des chemins qui ne sont pas les leurs, où leurs aïeux ne sont jamais passés, des chemins qui ne sont pas ceux de leur enfance. Souvent, ils sont déchirés entre cette terre d'Israël où ils sont nés et qu'ils ont quittée il y a fort longtemps et celle d'Amérique où ils vivent et où ils ne se sentent pas toujours bien intégrés. Ils s'interrogent : sont-ils bien là où ils doivent être, pourraient-ils habiter ailleurs, doivent-ils rester, partir ? Tout se passe comme s'ils étaient confrontés à un choix impossible : le retour, pour de nombreuses raisons, n'est pas envisageable, mais en même temps, ils ne peuvent s'empêcher d'être nostalgiques de cette terre qui est la leur.
«- Il n'y a pas de rivière en Eretz-Israel, c'est la chose que j'ai découverte à mon arrivée, dit la vieille Haya originaire de Lituanie, pas de rivière, pas de buissons comme ceux que nous avions là-bas, pas de forêt. Comment ai-je pu passer une vie entière sans forêt ni rivière ?
-… En Israël, vous avez les monts de Jérusalem et le Carmel, ce ne sont pas des forêts ? Ça fait des années que j'envoie de l'argent pour elles, lui répond son frère.
- Mais ce n'est rien, crois-moi, des arbres tout secs, de la poussière, des ronces, de la rocaille... »
À Boston, on a l'impression que la forêt dense et généreuse est un lieu de refuge, de souvenirs où le retour sur soi est possible, loin du regard des autres. La forêt protège, cache, abrite ces femmes un peu perdues. Les personnages contemplent les arbres, y puisent des forces. Les pages évoquant le rapport des personnages à la forêt touchent au sublime et vraiment, je pèse mes mots.
Les descriptions de la nature sont vraiment magnifiques et cette forêt devient quasiment un personnage de l'histoire vers lequel les femmes sont attirées comme si elles avaient besoin de s'y réfugier pour s'y ressourcer.
Je pourrais vous parler aussi de Mili, une femme qui n'a pas su surveiller correctement son petit Tom, une femme qui refuse de placer son petit garçon pas comme les autres dans une institution. Elle communique très difficilement avec son mari, un universitaire spécialiste de la littérature hébraïque moderne…
Tous ces personnages sont peints si finement, si justement qu'on les sent respirer et vivre près de nous, qu'ils deviennent des proches, des compagnons de route, des membres de notre famille. Encore une fois, et j'ai bien conscience de me répéter, ce livre est superbe et j'aimerais être une fée pour vous convaincre d'un coup de plume magique de vous y plonger. Et à mon avis, il est d'une telle richesse (on pourrait proposer pour certaines scènes un bon nombre d'interprétations) qu'il mérite plusieurs lectures. Car plus l'on avance, plus les liens entre les personnages apparaissent, et l'on comprend que toutes ces femmes sont étroitement liées et qu'elles ne sont peut-être qu'une au fond.
C'est un très grand coup de coeur, vous l'aurez compris !
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Années vingt ou trente, hôpital Hadassah de Tel-Aviv, Dvorah donne naissance à Véra.
Elle aurait préféré un autre prénom : Tsipi, Ruthi, Shula ou Hermona. Mais Léon, son mari, a choisi Véra, en souvenir de Véra Weizmann. Trop « galoutique », juge Dvorah se pliant malgré tout au désir de son époux. « Galout », c'est l'exil, la diaspora.
Natif de Rostov-sur-le-Don, en Russie, où il a passé les vingt-cinq premières années de sa vie sous le nom de Leïb Rostovich, Léon vit mal avec cette femme née au kibboutz et native de la terre de Palestine.
Artiste peintre et amoureux de la France, il emmène sa fille de quatre ans dans son atelier rue du Prophète-Jonas. « L’art, lui murmure-t-il à l’oreille, c’est toute la vie, c’est quelque chose que tu fais parce que tu es incapable de ne pas le faire. ».
Il part souvent, à Paris, où il expose ses toiles et s’abandonne à quelques infidélités. Bien sûr, il envoie des cartes postales mais elles ne compensent pas son absence…
Un jour, Véra rencontre Tsiona. Où, comment ? Personne ne sait plus. Mais qu’importe…
Le père de Tsiona, bâtisseur, vient de mourir en tombant d’un troisième étage. La petite vit seule avec sa mère, un peu comme Véra.
A la récréation, les deux fillettes jouent à « Comment papa est tombé d’un échafaudage » sous l’œil inquiet de la maîtresse.
Tsiona a plus de liberté que Véra : elle guide son amie dans la ville et lui fait découvrir de nouveaux jeux.
Un matin, les filles demandent à Dvorah comment devenir sœurs. « Seules les âmes sont sœurs » répond la mère, ce qui satisfait Véra mais Tsiona, entêtée, proteste : « Ce ne sont pas nos âmes, c’est nous, nous sommes sœurs. ». Et puis, l’idée lui vient que Véra pourrait même partager son père…
Découvrant enfin l’atelier de Léon, Tsiona demeure déçue par l’indifférence de cet homme et oublie sa contrariété en s’imprégnant de l’odeur du lieu, des planches fraîchement coupées, de la mer… Elle observe les tableaux et l’un d’entre eux retient son attention.
« - Regarde, elle s’intéresse au tableau que tu n’aimes pas, dit Véra à son père. - Ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais je pense que ça n’a pas de sens de peindre des Arabes comme on peindrait des héros bibliques. Ils risquent bientôt de nous causer de sacrés problèmes. - Quels problèmes ? demande Véra… - Des problèmes dont on ne sortira jamais. »
Lycéenne, Tsiona s’engage dans un mouvement de jeunes pionniers : elle souhaite rejoindre le Kibboutz du Néguev et vivre selon les règles de la collectivité. Elle parle « au pluriel : « Nous avons des terres » ou « Un village arabe jouxte notre kibboutz ». »
Elle souhaite même s’engager dans les troupes d’élites du Palmach. « Tu veux mourir jeune ? » lui demande Véra effrayée par une telle décision. « - Au Palmach, on se bat, on ne meurt pas » répond Tsiona portée par sa détermination sans limites et sa force de caractère exceptionnelle.
Après la Libération, les premiers survivants du génocide des Juifs d’Europe arrivent : Sacha est violoniste. « C’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un revenu de « là-bas ». Quelqu’un qui avait traversé ces atrocités et qui avait tout perdu. »
Ces rescapés doivent tenter de s’adapter à un pays dont ils ne connaissent ni la langue ni les mœurs. Étrangers parmi les leurs…
Lorsqu’il joue, l’émotion de Véra et de son père est immense, incontrôlable. Sa musique raconte ce qu’il a vécu : « Véra sentit venir une catastrophe, un cataclysme d’une ampleur inimaginable. Elle n’en serait pas la seule victime. Le monde entier en pâtirait. La planète quitterait sa trajectoire. Ce malheur aurait des conséquences incalculables pour l’humanité. Les larmes de Léon n’avaient rien à voir avec la musique de Sacha. Papa pleurait sur ce monde au bord de l’abîme et sur la vie qui ne serait plus jamais la même. »
Comme deux sœurs est l’histoire de deux jeunes filles dans cette société juive de Palestine avant la création de l’État d’Israël, deux points de vue opposés sur les voies à suivre, deux destins qui vont s’entremêler dans un monde profondément meurtri et en complète mutation où chacun va devoir trouver sa place et sa fonction, ce pour quoi il est fait, ce vers quoi il doit tendre.
Et c’est difficile car tout est à construire.
« Tu ne comprends pas que pour nous il en va autrement. On n’a pas le droit de penser individuellement à ses rêves, à ses petits voyages d’agrément, à son petit confort… » sermonnera Tsiona, l’engagée, rêvant de participer activement à la construction de son pays, tandis que Véra, sensible et fragile, souhaite partir avec son père à Paris pour faire une école d’art, dans cette capitale où « le soleil a de l’éducation ».
La Palestine « n’apportera rien d’intéressant à l’histoire de l’art, explique Léon à sa fille, pour faire un bon tableau, il faut au moins quelques journées nuageuses dans l’année. Le ciel bleu, ça fait peut-être du bien aux êtres humains, mais pour l’art, c’est une catastrophe. »
Véra acceptera-t-elle de partir ? Les sœurs vont-elles pouvoir se séparer ? Comment vont-elles s’inscrire dans ce monde en mouvement, tenter de le bâtir avec ce qu’elles sont, essayer d’y vivre, d’y être heureuses, si c’est possible…
Un très beau texte écrit dans une langue sobre et poétique sur le destin de deux femmes aux aspirations contradictoires dans un monde difficile où les gens souffrent et où il faut lutter pour exister, pour donner un sens à sa vie et à celle de son peuple.
Se construire et se reconstruire, coûte que coûte sans jamais rien abandonner…
Toutes deux, elles iront, empruntant chacune leur chemin… Peu importe la voie que l’on prend finalement, pourvu que l’on avance…
Retrouvez Marie-Laure sur son blog: http://lireaulit.blogspot.fr/
http://www.meellylit.com/archives/2016/01/21/33239070.html
Les éditions de L'Antilope, un bien joli nom pour une toute nouvelle maison d'édition. Pourquoi l'Antilope ? "Parce que c’est une créature exotique comme est souvent perçue la culture juive" et que justement ses fondateurs Gilles Rozier et Anne-Sophie Dreyfus ont choisi de "de publier des textes littéraires rendant compte de la richesse et des paradoxes des cultures juives sur les cinq continents".
Les éditions de l'Antilope ont décidé de publier le premier roman de Rachel Shalita paru en 2015 en Israël. Des mots touchants livrés dans un très bel écrin (la couverture est superbe), mais qui jamais ne versent dans la naïveté ou dans la mièvrerie. L'auteur revient sur une période finalement peu connue en France, celle d'avant l'indépendance. Une période ou tout paraissait encore possible, ou tout était à construire.
La construction c'est justement l'une des pierres centrales de "Comme deux sœurs" la construction des personnalités d'abord celle de deux jeunes femmes Tsilona et Vera amies depuis l'enfance, mais que pourtant tout oppose et dont les idéaux vont peu à peu les éloigner. La première une pionnière à qui rien ne fait peur et qui veut participer à la construction du pays et qui accepte toutes les règles du kibboutz, et la seconde artiste dans l'âme qui jamais ne s'adaptera à la vie collective, trop éprise de liberté. La construction d'un pays ensuite, en 1920 on parle encore de Palestine mandataire, Israël n'est pas encore une nation indépendante. Avec beaucoup de finesse, Rachel Shalita évoque les difficultés d'un pays qui se cherche, d'un pays en prise avec sa dualité : Comment faire cohabiter des juifs pour qui il est possible de vivre avec les Palestiniens et des juifs nouvellement arrivés et qui rêvent de s'intégrer, mais qui peine à s'assimiler parce qu'il ne possèdent pas encore les codes de leur nouveau pays et que leurs habitudes européennes sont difficiles à abandonner ?
À travers le personnage de Yossef ce jeune poète rescapé qui veut par-dessus tout participer à la création d'un kibboutz, c'est la reconstruction du soi qui est abordée, la manière dont l'humain agit pour se réparer.
Dans ce premier roman à la langue fluide, ce sont les questions de l'intime que creuse Rachel Shalita : les liens sororaux, la découverte de l'amour et de sa complexité, mais aussi la difficulté à vivre dans un pays dans lequel tout est à construire.
Comme deux sœurs est une très belle surprise de cette rentrée, un roman touchant qui apprend beaucoup sur une période historique peu connue des lecteurs français, un livre qu'il faut absolument découvrir...
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