"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Le journaliste, biographe (de Diderot, Voltaire et Gide) et critique littéraire Pierre Lepape qui fut également l'auteur en 2003 du Pays de la littérature, Des Serments de Strasbourg à l'enterrement de Sartre, parcourt une nouvelle fois dans cet essai vingt siècles de littérature à travers le choix de 86 récits d'amour. Tel que l'article indéfini du titre le laisse entendre, Une histoire des romans d'amour ne propose pas, malgré le sérieux de l'entreprise, un point de vue universitaire définitif sur cette ambitieuse question. Il révèle que l'évolution du roman sentimental depuis Les Métamorphoses ou l'Âne d'or d'Apulée au IIème siècle à Se perdre d'Annie Ernaux en 2001, tantôt épouse, tantôt trahit l'évolution de la société à l'intime ainsi que son rapport mouvementé avec le genre romanesque. En nous rappelant combien le roman était méprisé pendant des siècles et sa lecture jugée frivole voire dangereuse, Pierre Lepape nous conte que le «roman d'amour» a souffert de clandestinité souvent accompagnée d'un parfum de scandale convenant à merveille avec les passions traversées par leurs personnages. Au XIIe siècle, Tristan et Yseut devient l'archétype du roman d'amour occidental tout en signifiant que le bonheur, fût-il tragique, serait adultérin. Si le code médiéval de l'amour courtois mène encore la danse entre bergers et bergères dans L'Astrée au XVIIème siècle, la fissure du modèle héroïque s'opèrera à partir de La Princesse de Clèves en transformant les artifices du discours amoureux en matière romanesque qui consume et emporte les amants avec une sobriété inédite. En fin connaisseur de l'histoire littéraire et grand lecteur, Pierre Lepape ne se contente pas de commenter les chefs d'oeuvre incontournables mais célèbre des romans inconnus dont certains ont compté dans cette aventure : qui se souvient que nous devons à Robert de Challe la première représentation réaliste de l'amour dans Les Illustres françaises en 1713 ? Sa modernité, incomprise à l'époque, explique en partie qu'il soit tombé dans l'oubli mais ouvre la voie à une conquête sociale et littéraire du roman et du roman d'amour. Cette progression lente et agitée d'interdictions permit également de grands succès publics divulgués sous le manteau, tels L'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut ou les sulfureuses Liaisons dangereuses. Il faudra attendre qu'une nouvelle sensibilité se déploie hors de nos frontières (Paméla de Samuel Richardson, Orgueil et préjugés de Jane Austen en Angleterre ; Werther de Goethe en Allemagne) pour que se dessinent en France au XIXe s. un ennoblissement des émois du coeur et par là même une légitimation du genre : «romantique» n'est-il pas dérivé du mot «roman» ? La fuite des héros (Don Quichotte au XVIIe s. ou Emma Bovary son célèbre pendant féminin) dans les chimères de leurs lectures offrent une critique acerbe des romans sentimentaux et une vision pessimiste de l'amour soumis au nouvel ordre bourgeois (Flaubert), moral (Anna Karénine) et à la désillusion. Que ce soit chez l'Américaine Carson McCullers (Le coeur est un chasseur solitaire en 1940), incarné par l'inoubliable couple Ariane/Solal de Belle du Seigneur d'Albert Cohen (1968), ou encore mis en lumière au tournant du XXIe siècle par la prose délicate d'Annie Ernaux, l'amour n'a pas fini de révéler son exaltation et ses tourments, de sorte qu'on ne sait plus si la fiction reflète la réalité ou si le roman, bousculé par les découvertes freudiennes, a contribué à forger la nouvelle donne de l'amour. Concurrencé par le cinéma et les nouvelles technologies, la lecture du roman s'est banalisée, devenant un genre populaire et le roman d'amour, miroir de la société, s'est mondialisé. Actuellement taxé de ringard (romans à l'eau-de-rose, romans-photos), ou à l'inverse libéré de tous les tabous à l'image des moeurs (romans pornographiques), le roman a surtout dû innover puisque s'il ne peut plus rien inventer de l'amour, il peut se targuer d'inventer à l'infini des histoires dont nous sommes, depuis deux millénaires, encore épris.
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