"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Dans sa collection 80 mots du monde, l'Asiathèque a confié à Martine Prost, docteure en linguistique, qui a occupé divers postes notamment directrice de l'Institut d'études coréennes au Collège de France, mariée à un Coréen et vivant dans le pays, le soin d'écrire son dictionnaire personnel.
80 mots qui permettent de se rendre compte des différences notables entre la Corée et la France, des traditions et coutumes coréennes mais aussi de la très grande modernité du pays et de ses habitants. Du grand pas entre les générations, les plus anciens respectant les traditions et les plus jeunes se voulant plus modernes, renonçant à certaines pratiques qu'ils ne jugent plus utiles. La Corée a changé en 50 ans. Elle s'est libérée de la colonisation japonaise, réussit à vivre avec des voisins pas toujours amis, la Chine et surtout la Corée du Nord. Le pays s'est modernisé, s'est enrichi, les entreprises coréennes sont désormais internationales.
A travers le choix de ses mots, Martine Prost montre le changement dans l'habillement, la nourriture, le rapport au corps, la relation à l'autre, les mœurs, la consommation... "Impensable hier, le divorce, est aujourd'hui monnaie courante en Corée du Sud."(p.105). Mais aussi les relations hors mariage, une certaine libération des femmes qui rejettent le rôle d'épouse modèle qui attend son mari à la maison, la communauté LGBTQ+ qui lutte pour ses droits... Elle met également l'accent sur des traditions qui perdurent, comme certaines fêtes, des scènes de la vie quotidienne, évoque des termes particuliers : "Le han est spécifiquement coréen. C'est un cri intérieur infini et profond. On peut rire du stress ; on ne rit pas du han. Le stress n'empêche pas l'espoir d'exister, le han, oui. (p.113)
Grâce à ce dictionnaire miniature, l'autrice dresse un portrait tout en contraste et en subtilité de ce pays dans lequel elle vit. A lire comme on lit un recueil de nouvelles, dans l'ordre ou pas. A chaque définition, les idéogrammes sont notés avec leurs diverses origines, et à chaque fois, on est sûr d'apprendre un truc sur la Corée et ses habitants.
"Subtile introduction à la Corée" écrit l'éditeur. Je confirme. Je confesse mon peu de connaissance sur la Corée et l'auteure me raconte tendrement et subtilement les traditions concernant les grands moments de la vie. Avant de s'intéresser au mariage, Halabeoji choisit les prénoms des enfants. Ainsi, Seung-geun qui signifie Racine montante et son frère aîné prénommé Dae-geun, Grande Racine. Un texte simple et beau, embelli encore par certains termes -voire des bouts de phrases- écrits en français, dans leur traduction coréenne et en sinogrammes, iceux étant expliqués : 人 pour l'homme, "in", 天 pour le ciel, "cheon", par exemple, mais il est fort dommage que je ne puisse en reproduire d'autres ici. Notamment la terre, "ji", que je n'ai pas réussi à trouver, car ce sont les premiers sinogrammes que les enfants apprennent "commençant par le fameux groupe cheonjiin (cheon, le ciel, ji, la terre, et in, l'homme qui a vocation d'être le lien entre les deux)" (p.13). Mon clavier ne me permet évidemment pas de les écrire et même en les cherchant sur Internet, il faut être très observateur pour être sûr d'avoir le bon, certains diffèrent d'un petit détail invisible à mon œil de Français. Je préfère m'abstenir plutôt que d'écrire une grossièreté...
Ce texte, sous ses dehors humoristiques, et cette parure de livre de souvenirs et malgré sa brièveté (56 pages) permet d'en savoir un peu plus sur les traditions de la Corée, sur le rôle de la femme, l'ancrage fort des us, la difficulté que ceux-ci peuvent représenter pour une étranger, l'accueil chaleureux des Coréens... "Quand le grand-père leva de nouveau la tête, ce fut pour demander : Eoneu nara eseo, "De quel pays ?". Une question sans sujet et sans verbe, sans aucune marque de politesse (la langue coréenne l'autorise de la part d'un aîné). Le sujet non exprimé de cette courte phrase, c'était moi. Le contexte empêchait toute ambiguïté. Le petit-fils répondit : Peurangseueseo wass-seubnida, "(Elle) est venue de France". Lui, la politesse lui imposait de mettre un verbe. Moi, j'étais toujours absente grammaticalement et comme inexistante physiquement. Je ne devais surtout pas fixer le grand-père dans les yeux. J'avais retenu la leçon. Je ne devais pas non plus répondre aux questions. Racine montante s'en chargerait. On ne me demandait que d'être figurante." (p.29/30). Cette histoire se déroule au milieu des années 80, sans doute le pays a-t-il beaucoup évolué puisqu'il est désormais le pays le plus connecté au monde. Une très belle "initiation à la Corée la plus ancestrale et la plus contemporaine" (note éditeur) que je ne peux que vous inciter à lire.
Au début des années 80, en Corée, une française et un coréen s'aiment et veulent se marier. Une situation simple en apparence, mais la famille de Seung-geun est respectueuse des traditions et sans le consentement de l'halabeoji, le grand-père, cette union ne saurait être possible. C'est lui qui a soigneusement choisi les prénoms de ses petits-enfants (Seung-geun signifie racine montante), ses avis sont écoutés et jamais discutés. La française a peu d'atouts; étrangère et plus âgée que son prétendant, elle se prête pourtant à la présentation officielle devant l'aïeul qui doit juger de sa capacité à être une bonne épouse. La rencontre est brève. L'érudit, spécialiste de la médecine traditionnelle, parle peu, ne montre rien de ses sentiments. Ensuite, vient l'attente...
En peu de mots mais d'une plume vive, Martine Prost nous fait entrer dans l'intimité d'une famille coréenne. Avec respect mais aussi une pointe d'humour, elle évoque le grand-père de son mari, un grand homme, médecin traditionnel, dont la parole est obéie par tous les membres de la famille. Par amour pour Seung-geun et par souci de ne pas le couper des siens, elle se plie au rituel de la présentation qui veut qu'elle soit humble, soumise et surtout muette.
A travers cette expérience personnelle racontée avec un mélange de tendresse et de détachement ironique, Martine Prost évoque les rapports hommes / femmes, la place de ces dernières dans la société, mais aussi un pays en pleine mutation, résolument tourné vers la modernité tout en conservant précieusement traditions et croyances ancestrales, au cas où...
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