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Partir dans le vaste monde
Il y a des lectures sublimes et ce livre en fait partie.
La Moldavie des années 60-70, une voix enfantine et cette antienne poétique qui va souffler tout au long de ce récit :
« "Comme moi, la lune ne dort pas, elle se balade dans le ciel la nuit et se fait des colliers d'étoiles... Comme moi la lune voudrait s'en aller. Comme moi, elle est attachée à la terre par une corde. »
C’est ce ton qui va dominer et conduire le lecteur dans le quotidien de cette famille dont la narratrice est la sixième enfant, née en hiver ce qui est déjà une anomalie.
Elle observe tout, ressent tout de façon démultipliée, on pourrait la croire muette mais non, elle engrange tous les détails qui font la vie de cette terre et de ces adultes bien étranges à hauteur d’enfant.
« Et maintenant je sais que ce sera pareil l’année prochaine. Et la suivante. Et la suivante des suivantes. Et moi, je serai toujours là. Rien ne se passera autrement. Si j’avais des ailes pour voler, je monterais bien haut, au-dessus de la cour. Et je m’en irais avec la fumée qui sort de la cheminée… »
En filigrane la pesanteur de l’Histoire.
Cette petite fille a bien compris que la vie n’était pas une ligne droite toute tracée sous ses pas.
Alors les saynètes vont s’illustrer sous nos yeux cocasses souvent, émouvantes toujours.
L’image de la poule cuisinée où chaque morceau a son destinataire en fonction des besoins de chacun.
La tante Muza, la baroudeuse qui la fait rêver, cette tante connaît Paris comme sa poche. Elle arrive avec plusieurs valises dont le contenu forme un sillage derrière elle comme un parfum de liberté.
Le grand-père, il fut le jeune homme que deux sœurs se disputaient , mais dans chaque famille il y a des règles, l’ainée doit se marier en premier même si le chef de famille doit user de ruse pour y arriver.
Alors, la petite qui connait cette histoire surveille sa tante et son grand-père quand ils se croient seul, une scène aussi hilarante que tendre.
Grâce à Raïa la bibliothécaire, elle peut lire autant qu’elle le veut, elle a sa façon de donner ses lettres de noblesse à la littérature.
Souvent cette enfant enrage contre ce monde qui a des codes bien compliqués.
« Ma colère est différente. Elle me recouvre comme un nuage noir et m’écrase de son poids comme une poire blette sous la plante du pied. Parfois ça me coupe le souffle et, privé d’air, je commence à mourir. »
Au fil de ma lecture, j’ai étiré le temps car je ne voulais pas quitter ce livre, j’ai eu cette impression d’un chat sauvage que je voulais apprivoiser.
La question reste doit-on apprivoiser un animal sauvage ?
« Moi, je n’éveille en personne un sentiment de tendresse. Telle que je suis, je ne peux être l’objet de leur amour de tantes. Je ne me fâche même pas. Moi, je me rends justice toute seule. »
Cette enfant nous voudrions la prendre dans nos bras, lui donner accès à ses rêves, faire le tour du monde avec elle, oui mais…
Cette enfant est une leçon de vie, elle pousse comme les herbes sauvage, elle sait découvrir la sève là où elle est. Elle avance, traverse l’enfance et l’adolescence dans ce pays, cette famille, cette communauté avec cette corde qu’elle rêve de rompre.
La musicalité de ce récit nous enveloppe, Les quatre saisons de Vivaldi lui iraient à merveille comme un habit sur mesure.
C’est intelligent, drôle, subtile et aussi fragile et gracieux que les akènes du pissenlit.
Un livre inoubliable. Cette petite fille saura-t-elle toute la tendresse que les lecteurs ont pour elle ?
©Chantal Lafon
https://jai2motsavousdire.wordpress.com/2024/04/28/cette-corde-qui-mattache-a-la-terre/
Prodigieux, « Cette corde qui m’attache à la terre » est d’emblée le renom.
« Maman, c’est le camion du KOLKHOZE qui l’avait emmené à l’hôpital, moi, papa m’a ramené à la maison sur la luge…. Et à tour de rôle, mes frères m’ont bercée sur leurs jambes. »
Les miscellanées enfantines lèvent le voile. La voix est douce, pétillante, et intelligente.
Rien n’échappe à cette petite fille qu’on aime d’emblée de toutes nos forces. Tout est oralité. Dans l’enchantement d’une écoute moldave, dans l’époque soviétique où les bouleversements attisent les braises encore vives. On ressent le poids lourd d’un temps grêlé par les affres entre l’ombre et la lumière, la résistance et les secrets enfouis.
Le récit est apprenant, solaire, au plus près des êtres qui déambulent et forgent l’idiosyncrasie d’un village en mutation et qui panse ses plaies.
Empreint de superstitions, de coutumes et d’un habitus réglé au carré, des pas feutrés, des rideaux qui se soulèvent subrepticement. Tout est de rigueur et dans un cloisonnement vif, où chacun détient un rôle, une personnalité affirmé sans plis aucun.
Cette petite fille intuitive, observe, acte et se construit une identité propre. Elle est d’histoires, d’anecdotes, de pensées et de volonté. Elle est de mythes et d’espoirs, et cherche un point d’appui pour franchir l’horizon. On aime l’esprit de géopolitique, de sciences-humaines, de philosophies et de vérité dans ce grand livre d’une histoire dont on ne lâche rien. La généalogie d’une famille, de sa terre-mère, la Moldavie, saut par-dessus ses désillusions. Elle joue à la corde à sauter avec les rais du jour. Contre-feu contre les erreurs des plus grands qu’elle. Elle est la plume et l’esprit de ce livre chaleureux, vivifiant, qui échappe par sa beauté aux caricatures.
On aime ce plongeon dans ce récit où le chant choral, par le seul pouvoir de cette petite narratrice détient un mouvement, sans arrêt aucun. Les pages se tournent, à l’instar de cette fillette grandissante. Les protagonistes sont les siens, et le scénario-même d’un arbre généalogique, qui exprime à lui-seul, la solidité d’une corde familiale. C’est ici, le règne de l’épiphanie verbale et du ballet des couleurs et des sens. « Cette corde qui m’attache à la terre » est le monde de cette enfant. Elle conte son père et sa mère, Dachia, la sage-femme, l’empreinte même, de celle par qui, tous ont été mis ou monde ou soignés. Guérisseuse,l aura du village, et celle qui veille immanquablement à chaque faux-pas dans les antres où le silence est coutumier. Ne pas faire de bruit, se lover dans le bon sens du ruisseau. Cette fillette si mature, comprend les signes et les formes et les conjugaisons subliminales. Les yeux baissés, ou les élans de tendresse. Elle devine en chacun, sa part de soleil à cueillir. Elle prend des expériences, son lot de chances pour demain. Elle raconte les gestuelles, les vindictes, et les éclats de voix, se joue de sa tante excentrique. Elle est la poésie boréale de cette trame écrite à l’encre surdouée par Lorina Bãlteanu.
« Tard le soir, moi avec mes chaussures aux lacets noués jetées sur l’épaule et papa avec mon cartable tout neuf, nous sommes rentrés à la maison comme on revient de guerre. »
On ressent une enfant prête à bondir. Elle veut vivre en grand et ne rêve que de Paris.
« Si je marche sur la route, Ivan Gueorguievitch me rattrape avec sa moto et me ramène à la maison. Il n’y a qu’une route et il sait que je ne peux partir que dans un sens ou dans l’autre, et de toute façon, il m’attrape. C’est pourquoi je ne vais que sur des chemins de terre battue, où personne ne peut t’attraper. Et personne ne te demande où tu vas. Là-dessus on marche avec une bonne raison. »
Comme un parfum dont elle ignore la senteur mais qu’elle devine salvatrice. Elle est de voyage et de rêve, d’émancipation, d’apothéose et de candeur parfois.
« Moi, j’aime tous mes rêves et je ne veux pas les mélanger avec ceux de mes frères. »
Son cheminement est un pas de plus vers son désir. On aime les litanies, les couleurs qui s’endorment sur ses doutes et ses dires à l’instar des étoiles de mer.
L’envoûtement d’un récit poétique et subtil. Ce serait comme un film à ciel ouvert. L’intimité d’un langage qui offre le plein-monde. L’acuité d’une œuvre spéculative. « Je voudrais tellement partir que je serais d’accord pour naître encore une fois. Mais plus belle. Pour que tante Muza m’emmène à Paris. »
C’est une merveille de complétude et de fraîcheur. Une corde qui cède face aux armures mentales. Un éloge existentiel, bercé d’authenticité. Pénétrer une à une les pièces de la maison où les frontières s’effacent, les décors, comme les chapitres, et prendre la main de cette enfant si attachante. La corde liane qui enserre la terre et les êtres ensemble.
Superbement traduit du roumain par Marily le Nir. Publié par les majeures Éditions Des Syrtes.
L’enfance
La vie est souvent rude dans la Moldavie des années 60-70, mais pour une petite fille, il existe une porte de sortie : l’argent économisé rouble après rouble. La promesse d’un avenir meilleur, loin de son village.
Loin de sa famille, où sa mère tente en vain de changer son père, où il faut batailler pour la meilleure place pour dormir, où une cousine débarque à chaque fois que sa mère trouve un nouvel amoureux et ne veut plus d’elle, où les prétendants indésirables sont accueillis à la hache par le père de famille.
C’est une vie âpre mais où la magie de l’enfance surgit : tout est prétexte à faire des bêtises, à ne pas comprendre ou à enjoliver les histoires des grands.
Car oui, dans ce récit, comment autant d’instantanés, c’est une évocation de l’enfance que l’on y retrouve.
Le contexte est évoqué par petites touches au travers du destin des personnages croisés au fil des pages comme la bibliothécaire revenue de Sibérie, ou le père de famille et ses médailles militaires. Autant de détails historiques importants mais que notre narratrice ne comprend pas véritablement.
Ce roman dépeint aussi le mélange toujours cocasse entre la vie soviétique, si cartésienne, et les croyances magiques qui persistent malgré tout, les villageois ne rechignant pas à contrer le mauvais œil.
C’est un récit léger mais pas seulement, un livre dont il fait accepter la structure, faite d’événements à priori décousus.
Pour autant, il se dégage un charme de ce livre, que je n’ai pas lâché, curieuse de me plonger dans cette enfance pleine de malice malgré les difficultés.
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