"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
En 1492, Christophe Colomb débarque sur une île qu’il baptise « Hispaniola ». Quelques mois plus tard, il rentre en Espagne pour rendre compte de ses découvertes. Il laisse sur l’île un groupe de 39 hommes, censément missionnaires de la chrétienté, chargés de bâtir la ville de Navidad.
Mais les Espagnols sont convaincus que le centre de l’île abrite des mines débordant d’or, et la cupidité a tôt fait de semer la zizanie dans la troupe.
Un petit groupe d’hommes s’enfuit de Navidad pour tenter de remonter un fleuve et découvrir cet eldorado. En s’enfonçant à l’intérieur du pays, ils rencontrent plusieurs tribus d’Indiens et nouent avec certains d’entre eux des relations pacifiques mais intéressées, puisqu’ils pensent obtenir des autochtones des informations précieuses pour localiser les mines. Mais les Indiens, qui ne comprennent pas cet intérêt pour l’or auquel eux-mêmes n’accordent aucune valeur particulière, finissent par se méfier, et sont réticents à renseigner les Européens. Ceux-ci, de plus en plus obsédés par leur soif d’or, en arrivent à maltraiter les Indiens et à se comporter comme des barbares. Et tout cela finira fort mal pour ces « distingués » chrétiens.
Ces événements sont relatés par l’un des hommes de ce petit groupe, Domingo Pérez, tonnelier de son état, dans une lettre destinée à son frère resté en Espagne (et Dieu seul sait si la lettre arrivera à destination…). Tombé amoureux d’une belle Indienne, Domingo semble l’un des rares à avoir conscience de la folle cruauté des Espagnols, tout en reconnaissant avoir été lâche en n’essayant pas d’arrêter le carnage.
Un court texte romanesque qui mêle réalité historique (le sort tragique des premiers conquistadors) et personnages fictifs, un roman d’aventures (de mésaventures, en fait), qui interroge sur le choc des cultures, le pouvoir, la cupidité, le courage, et l’hypocrisie d’une « civilisation » et d’une religion au nom desquelles tant de massacres ont été commis dans le Nouveau Monde (et ailleurs).
Jack Wildwood est fabricant de cannes dans le chaud et misérable quartier de Soho, à Londres, au XIXe siècle. Coincé dans un impossible intermédiaire entre la lie des bas-fonds mal-famés où il réside et le luxe superbement méprisant de ses clients aux mœurs par ailleurs passablement corrompues, il sent chaque jour grandir sa rancoeur et son dégoût d’autrui. Harcha vit de nos jours dans une zone pestiférée de la banlieue parisienne. Enfant d’immigrés algériens, il est en proie à une révolte croissante, lui que le déterminisme social et les préjugés raciaux renvoient sans échappatoire à l’humiliation, au rejet et à la pauvreté de sa cité ghetto. Une pichenette du destin suffit à les faire basculer, l'un comme l'autre, dans la violence.
Deux hommes, deux époques, mais un dénominateur commun : la haine, née de la frustration et de la colère. Jack et Harcha se trouvent tous deux à une croisée de chemins décisive. Alors qu’ils aspirent de toutes leurs forces à s’extirper du monde d’en-bas, dont ils côtoient avec effroi l’infernale indigence et les maux associés, celui d’en-haut, indifférent à leur cruelle désillusion, les repousse avec mépris du mauvais côté du miroir. En porte-à-faux dans une société qu’ils estiment ne pas leur concéder de juste place, en mal d’identité comme de reconnaissance, ils s’emplissent peu à peu d’une rage entretenue par le désespoir, l’injustice et l’humiliation, qui ne demande bientôt plus qu’une étincelle pour exploser. Et puisque ce monde ne mérite que leur dégoût, Jack et Harcha vont chacun tenter de le punir et de le purifier à leur manière : nous sommes à la veille de la longue série de crimes de Jack l’Eventreur à Londres, et des attentats terroristes de 2015 à Paris.
Le texte est court, efficace, presque clinique. Si le parallèle entre ces personnages séparés de deux siècles a de quoi surprendre, il a le mérite d’illustrer, on ne peut plus clairement, comment le sentiment d’exclusion et la rancoeur à l’égard d’une société perçue comme déviante et injuste, peut engendrer de réactions violentes et destructrices. Ce qui différencie les deux époques est que ce qui restait le coup de folie d’un individu au XIXe siècle, peut faire aujourd’hui boule de neige au travers des réseaux sociaux, ces poings levés se retrouvant aisément armés par d’opportunistes manipulateurs. En tous les cas, à y regarder de plus près, force est de constater que, loin de subir d’exogènes attaques ennemies, c’est en son propre sein que la société occidentale forge les facteurs de la violence qui la frappe de nos jours.
Rien de tel que les images frappantes pour supporter un propos. A priori incongru, le parallèle historique choisi par l’auteur permet d’envisager sous un jour éclairant la fragilité de certains esprits face aux manipulations à but terroriste. Et comme à cet intérêt s’adjoint le plaisir d’un texte bien écrit et truffé de références littéraires, l’on aurait bien tort de bouder ce surprenant petit livre.
Très court roman de José Manuel Fajardo qui juxtapose ces deux histoires qui se déroulent à cent quarante ans de distance. C'est redoutablement efficace. A partir de deux vies diamétralement opposées, il raconte comment la frustration, la honte, la peur peuvent amener la haine et la haine la pire des violences. Il part de rien et ses histoires montent crescendo, les petits faits et événement s'enchaînant jusqu'aux situations les plus incroyables. Il a un talent fou, celui de convoquer des héros fictifs tels Dorian Gray ou Dr Jekyll et Mister Hyde ou des personnages des Mille et Une Nuits ou de Don Quichotte ou des personnages réels que je ne citerai pas pour ne rien dévoiler. Et l'on peut faire le lien entre les deux histoires par des détails laissés ici ou là. C'est brillant et flippant parce que l'écrivain montre comment la haine et la violence peuvent s'installer chez certains. Comment d'autres manipulent les plus faibles.
José Manuel Fajardo écrit sobrement, il va à l'essentiel : rien n'est de trop dans son livre ni rien ne manque, c'est court, direct, efficace. Juste comme j'aime. La première phrase :
"A la tombée de la nuit, la ville plongeait dans un épais brouillard qui semblait plutôt monter du fleuve que tomber du ciel, une purulence de ses eaux pestillentielles, un brouillard qui rampait dans les ruelles et virait au jaunâtre, comme s'il prélevait au passage la crasse des quais et des quartiers portuaires, malgré les derniers rayons du soleil qui lui arrachaient encore quelques éclats de cuivre trompeurs. (p.13)
D’un côté, nous avons Jack Wildwood, obscur fabriquant de cannes, vivant au 19ème siècle dans un quartier malfamé de Londres.
De l’autre, il y a Harcha, jeune homme du 21ème siècle, habitant la banlieue parisienne.
Qu’est-ce qui relie ces deux personnages ? Accessoirement, un objet qui aura traversé plus d’un siècle et la Manche, mais, au principal, la haine de plus en plus forte qu’ils portent à l’espèce humaine, trop frivole, décadente et superficielle à leurs yeux.
Tous deux sont aigris, frustrés depuis longtemps, et là, leur colère est sur le point d’exploser.
Mr Wildwood est un solitaire qui fréquente les prostituées de Soho, et du beau monde dans un pub respectable à l’autre bout de la ville. Mais il est bien conscient de la différence de classe sociale avec les autres clients, que certains d’entre eux ne se gênent d’ailleurs pas pour lui faire sentir. Méprisé, il se venge en son for intérieur en les jugeant méprisables, mais cela ne le soulage évidemment pas bien longtemps. Son invisibilité, son inexistence sociale vont pousser sa colère très loin.
Harcha, quant à lui, ne veut pas de l’avenir que lui trace son père, commerçant aisé et respecté dans leur cité pourrie. Il rejette aussi la modération de Kamal, son seul ami, qui le bassine avec son islam prônant la tolérance et la paix. Harcha veut quelque chose de mieux que sa banlieue, que Paris, même. Il rêve de quelque chose de fort, de grand, de pur, sans savoir exactement ce que cela pourrait être. Jusqu’à ce qu’il croise la route d’un « frère », qui lui promet le bonheur dans le renoncement et le sacrifice, loin des vices de cette cité pervertie.
Les deux histoires s’entrecroisent et suivent le même cheminement. Ce qui n’était au départ que mal-être et frustration plus ou moins contenus se transforme au fur et à mesure des déceptions cuisantes en une rage qui s’extériorisera dans une violence extrême et sans pardon.
« Haine » est un court roman qui propose un double récit en miroir, sur le thème de la détestation de l’autre et peut-être (surtout?) de la détestation de soi-même, qui pousse vers l’abîme mortifère de la destruction. Peut-être pour donner un peu de légèreté à l’ensemble, l’auteur joue avec les références littéraires, parsemant le texte d’ « emprunts » à Oscar Wilde, Stevenson, Conrad ou Cervantès.
Un texte qui se lit tout seul, habile, interpellant, effarant : la haine est-elle donc partout, depuis toujours, pour toujours ?
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