"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
Sinistre et angoissant.
Si vous n'avez pas trop le moral en ce moment, n'ouvrez surtout pas cette BD.
L'atmosphère est lourde, cafardeuse et déprimante.
Nous sommes dans un monde post-apocalyptique et la dystopie est rarement joyeuse me direz-vous.
Oui mais là avec des dessins minimalistes, très peu d'écrit, nous ressentons la désolation et la folie.
J'ai lu jusqu'au bout, un peu hypnotisée et accablée par ce monde à l'abandon et sans aucun espoir.
Ce n'est pas un lecture agrèable non, mais remuer le lecteur était certainement l'intention de l'auteur et bien, avec moi, il a réussi son objectif.
Gipi et Critone forment un duo et nous proposent un conte philosophique en forme de geste médiévale dans un beau one-shot de 200 pages lumineux malgré la sombre période qu’il décrit. Oyez donc braves gens l’histoire du jeune orphelin Aldobrando !
Fils d’un roi qui sait qu’il a peu de chances de réchapper d’un duel, Aldobrando est confié enfant à un vieux mage qui a pour mission d’en faire un homme. Alors qu’il est devenu un jeune homme solitaire qui ne quitte guère la cabane de son mentor, Aldobrando va devoir parcourir le vaste monde à la recherche d’une herbe miraculeuse qui aurait le pouvoir de sauver son maître blessé lors de la création d’une potion. Au fil des rencontres et des périples qu’il devra affronter, le jeune candide va évoluer…
DU ROMAN PICARESQUE AU CONTE PHILOSOPHIQUE
La couverture dans des camaïeux de bruns, jaunes et orangés pose le décor (un château) et grâce à son lettrage gothique présente l’époque (Moyen-Age). Elle suscite également l’interrogation : le personnage au premier plan, chétif et maigrelet, ressemble davantage à un fermier qu’à un chevalier et tient une épée en bois dans la main ! On retrouve cette arme singulière en 4eme de couverture, une mention de la physionomie fragile du héros éponyme : « tu as deux bras, ces pattes de merle » ainsi que deux objets pour le moment mystérieux.
A l’origine d’« Aldobrando » on trouve un jeu de société imaginé par Gipi se déroulant au Moyen-Age. Il est donc normal que tous les personnages emblématiques s’y trouvent : le mage, le méchant roi, la pure demoiselle en détresse, l’ogre, l’amoureux transi, le félon etc… Mais, un peu comme dans « Azimut » d’Andreae et Lupano, les personnages sont drôles et loufoques et/ou , ajout original, souvent émouvants également.
La princesse Bianca, pâle et frêle, apparaît aussi pure que son prénom, Le roi libidineux ressemble à une illustration de Rabelais par Gustave Doré, Gueulevice à un noble sorti d’un tableau d’Antonello da Messina, Aldobrando à un personnage « gipesque » et son père a les traits de Critone lui-même créant ainsi une savoureuse mise en abyme.
La candeur de l’antihéros ressort d’autant mieux dans le cadre violent. Il se pose et pose aux autres beaucoup de questions. Sous ses aspects benêts, il s’interroge sur l’essentiel et finira par changer la structure sociale d’un royaume basé sur la corruption et l’injustice.
On tient là à la fois un roman picaresque (Gipi rend un hommage à Cervantès à travers le couple Genarro/ Aldobrando qui reduplique le duo Don Quichotte & Sancho Panza) et un conte philosophique à la manière du « Candide » de Voltaire. Comme chez l’auteur espagnol, on y trouve une satire du roman de chevalerie (qui vire à la farce en dernière partie) ; et comme chez Voltaire une réflexion sur l’arbitraire du pouvoir et l’esclavage.
On peut y percevoir également des thèmes plus personnels à Gipi : celui de la filiation et de la transmission comme il l’abordait dans « La terre des fils » mais de façon plus légère car le récit n’est pas dépourvu d’humour.
UNE MISE EN SCENE SOBRE ET EFFICACE
La mise en page est très classique, quasi systématiquement découpée en trois bandes. Sauf à deux occasions (l’arrivée dans la fosse ou un gros plan de la fosse occupe une demi-page p.160 et la pleine page finale). Il n’y a aucun récitatif et pas non plus de monologue intérieur (bulles de pensée). Tout passe par le dialogue avec une seule phrase par phylactère ou par le dessin (on trouve des pages muettes) : c’est ainsi rythmé et très fluide à la fois. L’histoire est linéaire aussi.
Il n’y a pas d’esbrouffe ni de cadrages spectaculaires. La mise en scène est très sobre et se concentre sur les actions et les héros. Le dessin s'adapte parfaitement au récit avec un trait fin sans pour autant sombrer dans un foisonnement de détails. L’époque n’est pas tellement déterminée. On pourrait se croire à l’époque de « Je, François Villon », c’est une Italie moyenâgeuse fantasmée. Il n’y a pas de surenchère de violence alors qu’on pourrait s’y attendre avec le semeur de mort et la fosse.
Critone peint en lavis de gris et Francesco Daniel et Claudia Palescando signent les couleurs à l’aquarelle plus vives qui s’y superposent. Ces teintes s 'adaptent à la situation et créent les ambiances : sombres et grises dans les moments graves, orange et rouges apaisants dans les moments de vie et de bonheur. Les coloristes jouent aussi beaucoup de la lumière et du clair-obscur pour un résultat magnifique.
LA PART BELLE AUX PERSONNAGES
Mais ce sont les personnages qui sont avant tout mis en avant. On observe ainsi une grande variété de styles dans leurs portraits ce qui permet d’éviter la monotonie. Les visages sont très expressifs et les regards également (même quand ils sont réduits aux deux points - très ligne claire - des yeux du héros !). Ainsi, un personnage apparemment aussi caricatural que Paprasse, le gratte-papier royal prend « corps » à l’aide de son regard : il ne relève jamais la tête de ses textes de loi sauf à la fin quand il transperce de son regard clair le roi et se fait le chantre des traditions. Celui qu’on aurait pu prendre pour un vil courtisan se révèle être le protecteur des lois et le garant de l’équité. Par son regard il passe de personnage comique à personnage essentiel.
Les auteurs nous invitent, via leurs personnages, à ne pas nous laisser prendre aux apparences : Le semeur de mort semble être un ogre, une bête féroce mais l’on découvre qu’il est devenu méchant à cause de son amour tragique ; il est finalement bien plus humain que d’autres et Gipi pose avec lui le thème de la rédemption. De même, la jeune Bianca n’est pas monolithique : elle évolue : au départ elle est prisonnière d’un état qui ne lui convient pas ceci se marque dans ses atours qui la raidissent et son hennin puis elle se libère : cheveux aux vents, sourire et vêtements légers. Tout passe par le dessin et de petites notations ici. Le traitement des personnages est donc in fine beaucoup plus subtil qu’on ne pouvait s’y attendre et contient finalement la morale de l’histoire.
« Aldobrando » est un très bel album tant par son dessin que par son message. On choisira selon ses goûts la version en noir et blanc qui met en valeur les lavis de Critone ou celle plus classique aux couleurs solaires. Quelle que soit la version choisie, c’est un album qui fait du bien dans cette période compliquée. Je pense qu’il peut être proposé à un vaste lectorat et qu’on y trouve différents degrés de lecture selon son âge. A consommer et à méditer sans modération !
On ne sait pas pourquoi un livre vous accroche.
J'ai ouvert cette BD, et j'ai été aspiré dans l'univers de cette terre des fils.
Dès la première planche j'ai entendu les bruits, senti les odeurs, ressenti cette petite brise sur mes bras.
Comment quelques traits de dessin peuvent vous faire voyager comme cela....?
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