"On n'est pas dans le futurisme, mais dans un drame bourgeois ou un thriller atmosphérique"
La vision personnelle d'un pays, d'une époque, ici la Bosnie et la guerre à travers le prisme de l'Una, la rivière qui traverse Croatie et Bosnie-Herzégovine. C'est le premier roman de Faruk Šehić, qui a reçu le prix de littérature de l'Union européenne il y a neuf ans de cela. Faruk Šehić est bosnien, bosniaque, - un glossaire en fin de livre nous éclaire sur la différence entre les deux appellations, nous rappelle d'autres termes malheureusement trop connus, comme le sanglant Srbrenica - il a participé à la guerre de son pays, la Bosnie-Herzégovine - le glossaire est accompagné d'une chronologie sur l'histoire de la Yougoslavie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et comme d'habitude chez Agullo Éditions, une biographie du traducteur Olivier Lannuzel qui a d'ailleurs traduit une nouvelle de l'auteur bosnien en 2002, pour le compte de Courrier International, intitulée Sous pression.
L'Una est une rivière qui coule principalement en Croatie, à l'ouest de la Bosnie, elle sépare même les deux pays à un endroit : elle est dotée d'une biosphère riche, une quantité incroyable d'herbes médicinales et 28 espèces de poisson différentes que Faruk Šehić manque pas d'évoquer longuement à travers son récit. Car si la rivière est bien le centre de ce récit, ce sont notamment grâce aux nombreuses parties de pêches qui pointillent le passé de l'auteur. L'Una est entourée d'un parc national qui dispose d'un patrimoine naturel et historique saisissant. Elle reste avant tout le terrain de jeu favori de l'auteur, celui qui borde la maison de sa grand-mère, le berceau de ses souvenirs d'enfance.
Parce que cette eau, c'est la source des souvenirs, une séparation, un endroit protégé de la guerre qui se déployait sur chaque rive, un espace atemporel qui préserve, qui fige les reliques et en même temps dans lequel se déploie une faune riche et dense, le refuge du narrateur. C'est au fil de toutes ces représentations, intimes, que l'auteur mène ses divagations, lesquelles quel que soit la direction qu'elles prennent, ramène à cette guerre qui a abouti sur l'implosion d'un pays et dans laquelle l'armée Bosniaque a payé un tribut particulièrement lourd. L'eau bienfaitrice, salvatrice, destructrice, c'est celle de cette rivière l'Una, qui canalise, transporte et communique, comme l'écriture de l'auteur, l'un des moyens pour tenter d'expurger ces souvenirs de guerre, qui n'apparaissent pas tant dans une linéarité narrative, mais à travers des flashes, de scènes, courts, moyens ou longs. Nul besoin d'être un professionnel de la santé mentale pour se rendre compte de la profondeur du traumatisme, sa brûlure qui ne fait que le consumer, et ne demande qu'à être un peu apaisé, qui a marqué l'auteur psychiquement et physiquement. L'eau pour apaiser les souvenirs, et les blessures, assourdir le son des obus et des mitraillettes, émousser la violence, une zone sans guerre.
C'est exactement cet effet que la présence de l'eau, celle des baignades, des parties de pêche ou même des inondations m'a effet : la violence inhérente à la guerre, il faut bien la dire et quels que soient les mots employés, toutes les litotes du monde n’enlèveront rien à la phrase que l'auteur a reçu de sa logeuse "Les serbofs, ils vont tous vous massacrer en Bosnie". Si l'effet est déjà brutal pour nous lecteurs qui avons à lire cette phrase, on imagine l'effet d'abord sur le jeune homme encore naïf qu'il était qu'il ne cherchait qu'à dévorer la littérature et à écrire, puis sur l'auteur, soldat blessé et rescapé, qu'il est devenu. Il en faut de l'eau pour recouvrir toute cette haine et ces déchirures, tout le bruit des bombes et des fusillades, il faut s'accrocher à quelque chose, à la vie, à un repère inébranlable, et il me semble que l'Una est cette bouée de sauvetage pour l'auteur.
Le style de Faruk Šehić, riche et évocateur, fourmille d'images, affluent d'une imagination débordante d'érudition, ou cynisme et moquerie, quelquefois auto-dérision, parfois tendresse, se font la belle pour ne pas donner le dernier mot à l'amertume des souvenirs de la guerre. Cela reste un récit d'un homme qui tente de cicatriser - est-il possible de guérir de la guerre - et de désenvoûter son esprit des résurgences importunes d'images et de bruits. Un homme qui essaie de mettre tout ce poids quelque part en lui pour se laisser bercer par le bruit et la vue de cette rivière rédemptrice.
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