Derrière Maryla Szymiczkowa se cachent deux auteurs : Piotr Tarczyński et Jacek Dehnel. Un roman écrit à quatre mains, donc, par Jacek Dehnel, un écrivain pur jus, poète, traducteur et par Piotr Tarczyński un historien et traducteur depuis l’anglais. C’est un roman qui me tenait à cœur de lire, de par son cadre cracovien, de par son intrigue, de son genre policier rétro qui m’interpellait et de par les influences très anglaises des auteurs, qui s’inscrivent entre Edgar Poe et Agatha Christie.
Une fois n’est pas coutume, une table des matières, un avant-propos et un prologue précèdent le roman : il est d’usage désormais de placer la table des matières en fin de roman, le fait de la placer en ouverture me rappellent des usages passés. Puis l’avant-propos qui a la tâche de planter le décor historique de Cracovie et de la Pologne depuis la fin du XVIIIe siècle, ce qui en toute bonne foi n’est pas une mauvaise idée. Et puis, il y a ce prologue, qui donne le la : « PROLOGUE Dans lequel on ne voit pas grand-chose, on n’y entend pas grand-chose non plus« . Dernière chose, Zofia Turbotynska tire son nom du turbot, le poisson, d’après un choix de la traductrice du roman vers l’anglais. En effet, Jacek Dehnel m’a expliqué, après lui avoir demandé la raison du changement de nom du couple qui en polonais se nommait Szczupaczyńska en un Turbotynska pour, au moins, les langues anglaises et françaises. Il m’a expliqué que dans sa langue natale Szczupak désigne une espèce de poisson prédateur, en l’occurrence le brochet, traduction fournie avec l’aimable coopération de reverso.
Fin XIXe siècle, Cracovie. Zofia est l’épouse du professeur Ignacy Turbotynska et elle n’en est pas peu fière ! En digne bourgeoise de l’ancienne capitale, Zofia est le moteur de son couple, sans enfant, soigne son époux aux petits oignons, entretient ses relations, il lui arrive de s’occuper d’œuvres de charité, ou de « campagnes caritatives » pour rentrer dans le carcan de ces notables cracoviens, mais elle s’ennuie. Voilà qu’entre deux sorties au théâtre, elle tombe sur une étrange affaire de disparition, celle de Mme Mohr. Et pas n’importe où puisqu’il s’agit de la Maison Helcel, grande fondation caritative de la ville et dirigée par des religieuses, faisant office de maison de retraite pour personnes argentées ou indigents. Zofia Turbotynska délaisse ainsi mari et autres enfants scofuleux pour s’adonner à son enquête qui va la mener hors de Cracovie.
Ce roman policier d’un autre temps a l’ingéniosité de jouer sur l’histoire foisonnante et multiculturelle d’un pays à l’unité encore fraîche, et qui se trouve à la croisée de plusieurs cultures, autrichienne, prussienne et ukrainienne. Sans faire abstraction de cette ville, au statut très particulier de République semi-autonome, qui passa sous domination autrichienne par la suite: les auteurs l’expliquent, Cracovie était un vivier de communautés différentes. Un point central de la vie sociale de l’époque, en concurrence directe avec Vienne la capitale de l’Empire austro-hongrois. Au milieu de cela, Zofia quant à elle évolue dans la ville par monts et par vaux pour essayer de trouver le fin mot de l’histoire, et ce qui rend son personnage plutôt atypique c’est la liberté dont elle jouit pour enquêter alors même qu’elle vit dans une époque où on lui donne volontiers du « professeur », le titre de son époux. Si effectivement, on retrouve quelques éléments d’Agathe Christie, notamment dans le processus de révélation des tenants et aboutissants de l’intrigue, qui se passe de façon collégiale devant l’assemblée des protagonistes impliqués, l’ambiance est nettement moins solennelle et affectée que celle de l’auteure anglaise : les deux auteurs gardent ce ton parfois pince-sans-rire, cet humour parfois très caustique, qui est le leur, et qui rend la lecture de ce roman plus légère sans être superficielle pour autant.
On se perd parfois dans quelques longueurs dans cette enquête, qui multiplie les déambulations dans les rues de Cracovie, le titre a le mérite de nous divertir et de nous instruire, à ce niveau-là les deux auteurs se complètent parfaitement, ce qui est d’ailleurs bien apparu lors de l’entretien vidéo. Et la décision de faire de Cracovie, deuxième plus grande vie de Pologne, et qui se cache derrière la lourde histoire de la capitale, le cadre des aventures de Zofia est un excellent choix : le château, le théâtre, la Vistule, ses légendes, elle possède un charme évident. Ce roman policier rentre d’ailleurs dans ce que l’on nomme romans policiers rétros. Pourtant, la recherche du coupable est la même, les mêmes ressorts sont utilisés, les alibis en carton, les suspects qui le sont trop, les retournements soudains de situation. Mais c’est diablement efficace, à moins d’être le Sherlock Holmes polonais, j’avoue que la clef de l’énigme résiste à toutes les hypothèses qui se sont profilées dans mon esprit.
La bonne nouvelle, c’est qu’Agullo devrait le prochain tome des aventures de Zofia, sachant que quatre titres ont déjà été publiés en Pologne et que les auteurs prévoient d’en écrire quelques autres. Pour notre plus grand plaisir, puisque Cracovie regorge de lieux fascinants susceptibles d’être des scènes de crimes et d’enquêtes ! Ce que d’après les résumés qu’on peut traduire depuis le polonais les auteurs n’ont pas manqué d’exploiter. Peut-être même qu’ils finiront par sortir Zofia de Cracovie, pourquoi pas.